Malgré la chaleur qui redoublait, le chien Stat restait maintenant endormi sur le tas de sable, et je devais régulièrement le déranger pour pouvoir remplir mon seau. Dès que j’avais fini, Stat revenait à son poste, fidèle, courageux, et très patient, ne le quittant qu’à l’heure où le soleil brûlant le forcerait à se mettre à l’ombre.
Puis ce fut le tour d’Aga, habillée elle-aussi comme une salariée de central nucléaire avec de grosses lunettes de protection. Aga fit preuve d’une ténacité remarquable à trimballer des seaux remplis de sable, de graviers, de chaux. Seigneur ! Est-ce ainsi qu’en sept jours tu bâtis le monde ? Cette Aga se montra plus efficace qu’aucun autre ouvrier du bâtiment, fusse-t-il de marbre.
Elle et moi avions les mains qui durcissaient, ankylosées comme des pierres. Nous devenions comme saouls de voir les cailloux tourner dans nos mains, et puis la toupie folle de cette bétonnière trop grosse pour nous.
Ma première tentative pour maîtriser la grosse bétonnière se traduisit par un échec. Pour la remplir, je fis le mélange tel que le décrivaient tous les fora internet. Lorsque le mélange fut prêt, je stoppai le moteur, tirai le volant pour le libérer de son cran de sûreté (avec beaucoup d’efforts) et le tournai afin de faire pencher la toupie au-dessus de la brouette. Il y eut un gros éclaboussement. Étant donné le volume de la brouette quatre fois plus petit que le volume de béton contenu dans une toupie de cent vingt litres remplie à quatre-vingts pourcent de son maximum, combien de litres de béton se sont-ils répandus sur les pieds de l’opérateur ?
Combien de paires de chaussures devra-t-il utiliser pour la réalisation d’une dalle de vingt-cinq centimètres d’épaisseur et d’une surface de cinquante-trois virgule deux mètres carrés ?
Ma calculette tomba en panne. Une telle épaisseur de chaux libère énormément d’humidité et prend plusieurs mois à sécher de manière satisfaisante, mettant en péril les appareils électroniques. L’ordinateur et la radio rendirent l’âme, à notre grand désespoir, nous qui aimions tant regarder des films en digital, l’une des rares attractions en ces temps difficiles.
Je me souviens encore du passage précis où nous avons appuyé sur pause en regardant L’Académie du Docteur Kleks, film basé sur les histoires de Jan Brzechwa et destiné aux enfants. On ne visionna jamais le film jusqu’au bout. Mon fils et moi restâmes sur notre faim.
Quoi qu’il en soit, j’étais ravi d’être devenu pour cette courte période ouvrier du bâtiment. Cela me détournait de toutes activités intellectuelles, et donc séditieuses. Finies les journées passées dans le tramway varsovien, les cours et les factures à préparer. Lorsque le week-end mon fils n’allait pas à l’école maternelle, il passait le plus clair de son temps sur le tas de sable qui était également la place préférée du chien Stat’. Il y aménageait des routes, des tunnels, y construisait des maisons à l’aide des morceaux de tuiles que le voisin n’avait pas utilisées pour faire le niveau de la chape. (Notre voisin utilisait des tuyaux en métal qu’il mettait savamment à niveau avec des bouts de tuile, à défaut d’un meilleur matériel, puis nous coulions la chaux entre les tuyaux et lorsque tout était bien droit, il suffisait d’enlever les tuyaux. Les morceaux de tuiles, eux, restaient pris dans la masse).
Aga et moi avions lu beaucoup de documents sur la chaux. Nous avions lu qu’il ne fallait pas la mélanger au ciment si nous voulions qu’elle garde ses propriétés hydrauliques. Elle absorbe et restitue admirablement bien l’humidité de la maison, jouant un rôle de régulateur climatique. Elle fut très utilisée à grande échelle dans l’antiquité par les Romains qui en connaissaient les vertus. Si beaucoup de constructions antiques ont tenu jusqu’à aujourd’hui, c’est en partie grâce aux mortiers de chaux. Mélangé à de la brique broyée, cela durcissait de manière souple, solide et durable. Certains savants farfelus vont jusqu’à supposer que les pyramides d’Egypte n’ont pas été taillées dans la pierre, mais les blocs auraient été coulés dans des coffrages exactement comme du béton.
Fasciné par toutes ces découvertes, je décidai de passer à l’action. Nous étions riches d’une grange en ruine dont les tuiles ne demandaient qu’à être recyclées. Un samedi matin, je me mis à rassembler celles qui étaient tombées. Je les brisais en petits morceaux sous le regard désapprobateur du bon dieu. Je les fourrai dans la bétonnière en croyant naïvement qu’il en ressortirait de la poussière rouge. Ils en ressortirent quasiment intactes. Pour obtenir de la poussière rouge de brique il aurait fallu la concasser à la main. Les Romains possédaient des esclaves, eux.
C’est seulement lorsque la chape fut presque terminée que je compris comment fonctionnait la gigantesque bétonnière de monsieur Horn. Jusqu’à présent, j’avais été incapable de déverser seul les cent litres de béton. Il me fallait toujours l’aide d’Aga ou celle du voisin. Le volant avait des crans pour l’empêcher de tourner tout seul. Cependant, même bien graissé, il était très difficile de le défaire de son cran. Il fallait être deux pour retenir l’énorme masse de la toupie. Mais voilà qu’un beau matin, j’oubliai d’arrêter le moteur. Peut-être le mouvement de rotation de la fumante machine ne m’effrayait-il plus. Il s’avéra que la toupie en mouvement était beaucoup plus facile à manipuler qu’au repos. Plus aucun effort pour la tourner, ni pour la redresser ! Je me sentis une nouvelle fois comme le dindon de la farce que je m’étais jouée à moi-même.
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