Vert Naufrage 8 - Quatre tankistes et un chien

 

Quatre tankistes et un chien

 

 

Au printemps 1944, au fin fond d’une forêt ukrainienne, un soldat polonais déroba un chien.

Ce n’est pas une blague. L’histoire semblerait anecdotique. Le soldat qui était tankiste s’appelait Gruszczynski. Il était opérateur radio sur un char qui portait le numéro 102. Si vous êtes un habitué des vieilles séries polonaises, ces détails ne devraient pas vous laisser indifférents. Gruszczynski avait dérobé le chien à un garde forestier local à qui l’équipage du char avait pris l’habitude de rendre visite.

Que faisaient ces tankistes polonais dans la forêt de Kiveresky en Ukraine ? Eh bien, ils avaient rejoint les environs de Siomac avec leur brigade en vue d’affronter l’armée allemande et participer à la libération de la Pologne sur le front est. Après avoir retenu les soldats polonais dans les prisons ou les camps de travail, et à l’instigation des communistes polonais, Staline avait finalement accepté que soit créée une division polonaise qui se battrait aux côtés du grand frère russe. Notre équipage de tankistes polonais avaient donc fait le voyage (pas vraiment en ligne droite) depuis les environs de Sielec, à cent-vingt kilomètres de Moscou avec la 1ère brigade blindée des Héros de Westerplatte. 

Le chien du garde forestier était un chiot. Un chiot si petit que les quatre tankistes l’avaient baptisé Kulka, ce qu’on pourrait traduire par Boulette. J'ai été canonnier lors de mon service militaire, il m'est peut-être plus facile d'imaginer la vie de ces hommes, un quotidien fait de graisse, de boue, d'efforts violents et de nuits blanches, sans compter le bruit, le sang, les traumas physiques ou mentaux propres à une guerre (un grand nombre de ces tankistes polonais ne rentreront jamais chez eux). Dans ces condition, la compagnie d'un chien est une bénédiction, un baume pour l'âme du soldat. Constatant le vol, le maître du chien commença à s’énerver et à faire toute une histoire, mais sa femme, plus compréhensive, calma le jeu et fit un geste de la main, quelque chose qui voulait dire, « Allons-bon ! Emmenez-le donc ce chiot ». Et c’est ainsi que, tout content, l’équipage du char numéro 102 s’attacha les services de ce cinquième acolyte.

Cette petite histoire faisait partie des quelque trois cents témoignages recueillis par un certain Major Przymanowski dans le cadre d’un reportage sur la brigade des héros de Westerplatte. En effet, en novembre 1944, avec le grade de lieutenant, il avait obtenu la charge de correspondant spécial et rédacteur en chef adjoint de « Nous vaincrons », le journal de la 1ère armée polonaise relatant notamment la prise de Berlin. Longtemps après la guerre, la télévision proposa en interne un concours de scénario pour créer une série télévisée en Pologne. Janusz Przymanowski proposa d’abord ou court scénario qui s’inspirait des témoignages de la bataille de Studzianki qui s’était déroulée du 9 au 16 août 1944, durant laquelle des tankistes polonais, bien que sous-numéraires, s’étaient illustrés contre les blindés allemands, obligeant la 19e Panzer-division à fuir. Ce premier scénario s’appelait « Quinze secondes » et décrivait quinze secondes de la vie de tankistes, avec des monologues. Les personnages étaient touchés quinze secondes plus tard, quinze secondes qui permettrait de tourner tout un film. (N’ayant jamais vu ce film, j’imaginais qu’il s’agissait d’un court-métrage).

Le scénario fut retenu. Un livre avec une histoire beaucoup plus longue s’ensuivit qui portait le titre de « Quatre tankistes et un chien » et qui serait ensuite adapté en série télévisée. Ce fut certainement la série télévisée la plus populaire de l’histoire de la télévision polonaise. Cela posa parfois des problèmes à certains acteurs, dont Janusz Gajos, très vite devenu une star, mais obligé de prendre le tramway pour aller sur les plateaux et à qui un passager indélicat tira les cheveux pour voir s’il ne portait pas une perruque.

La série raconte les aventures d’un équipage de char et de son chien Sharik, un berger allemand. Sharik a été joué par trois chiens différents au cours de la série. Le char porte bien entendu le numéro 102. Les héros participent à nombre de batailles, entre la Russie et Berlin, traversent la Vistule, libèrent Sopot et Gdansk avant d’aller jusqu’à Berlin. Comme les nuits d’hiver sont longues en Varmie, Gaspard, Aga et moi avions visionné toute la série, avalant les épisodes l’un après l’autre en nous accompagnant de force popcorn et soda. Aga qui n’aime pas beaucoup les films de guerre m’a raconté qu’enfant elle détestait voir des personnages se faire tuer à l’écran et qu’elle se cachait les yeux ou allait dans la pièce voisine. « Mais voyons, ne t’inquiète pas, disait son grand frère, ce sont seulement les méchants qui meurent. »

Le trajet vers Varsovie où habitent les parents d’Aga était long. Il n’y avait pas encore d’autoroute, alors  pour nous donner du courage, Aga, Gaspard et moi faisons des jeux de devinettes dans la voiture chantions des comptines, ou encore la seule strophe que nous connaissions par cœur, la première de de la chanson du générique des « Quatre tankistes et un chien » que vous pourrez trouver sur l'internet en cherchant  « Czterej pancerni i pies - czołówka z filmu, piosenka Deszcze niespokojne ». Nous la marmonnions très souvent à cette époque. L’autrice, Agnieszka Osiecka, fut une chansonnière et poétesse adulée. Elle l'est encore aujourd’hui et a vécu entre Paris et Varsovie.

 

„Deszcze niespokojne

potargały sad,

a my na tej wojnie

ładnych parę lat.

Do domu wrócimy,

w piecu napalimy,

nakarmimy psa.

Przed nocą zdążymy,

tylko zwyciężymy,

a to ważna gra!”

 

(Des pluies agitées / ont dévasté le verger / et nous, dans cette guerre /depuis tant d’années / On rentrera chez nous, / on allumera le poêle, / et on nourrira le chien. /

On y parviendra avant la nuit, / devant nous, seulement la victoire / à ce jeu, on joue gros !)

Cette chanson, parmi d’autres, nous donnait du courage lors de ces longs retours, dans la nuit, dans l’hiver, alors qu'on était pas certains que la petite Clio dorée tiendrait le choc jusqu’au bout. Arrivés vers Grunwald, la nationale de Varsovie à Gdansk traverse des collines et de sombres forêts de pins, puis on bifurque pour prendre la départementale vers Olsztyn, on entame alors une sorte de longue, très longue descente dans l’obscurité, semblable à la descente de Dante vers les enfers dans la Divine Comédie. Je me souviens d’un soir où la neige était si dense, la visibilité réduite à quelques mètres, que je fus obligé de m'arrêter et d'attendre. Pas de lampadaires le long de cette route, pas de maisons aux fenêtres allumées. Juste d’immenses lambeaux de noir, d’un noir absolu et cette départementale bien mal matérialisée, dont on ne distingue le bas-côté qu’en cillant des yeux. Si on n’avait pas eu cette bonne chanson pour nous donner du cœur, comment aurions-nous pu arriver à bon port ? Aujourd’hui, lorsque j’essaie de la chanter, ma voix vacille, mes yeux s’embuent, sorte d’affection étrange qui touche les personnes émotives et qui les dissuadera définitivement de participer à The Voice.

<Vert Naufrage 7                                                  Vert Naufrage 9>

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