À l’école de la maison rose
Le déracinement peut se manifester de bien des manières. Votre téléphone cesse de sonner. Il est difficile de trouver un emploi. Le maigre équipement que vous possédez tombe en panne et vos affaires, y compris vos chaussures, se dégradent insensiblement à cause du froid et de l’humidité. Vous sentez que, sur la terre où vous vivez, vous n’êtes plus qu’un voyageur, un inconnu de passage, et que ni les arbres ni les pierres ni l’esprit de vos ancêtres ne pourront vous aider ou vous protéger. Vous pourriez penser qu’une telle attitude tient de la superstition. Il est vrai qu’il s’agit davantage de dispositions intérieures et non de conditions extérieures objectives. Néanmoins, je suis convaincu que tous ceux qui ont un jour vécu une forme d’exil ou d’éloignement comprendront.
Heureusement, il y avait Gaspard. Or, il fallait que Gaspard aille à l’école, ce que l’on appelle la zerówka en Pologne, la classe zéro qui correspond à la classe préparatoire. Seulement, nous voulions lui assurer une « bonne » école, non pas une école pour faire de lui un ingénieur ou un avocat, mais une sorte de refuge où il se sentirait assez bien pour s’épanouir parmi ses copains. Nous lui souhaitions tout simplement d’avoir des institutrices qui posséderaient assez de souplesse d’esprit pour que les petits ne soient pas simplement conditionnés en créatures obéissantes ou qui ne poseraient pas des problèmes de discipline. En recherchant un peu, nous avions repéré un tel endroit. Il était assez éloigné, à proximité d’Olsztyn, à une trentaine de kilomètres de chez nous, une grande maison à la façade rose et aux tuiles rouges, logée dans un écrin de verdure, entre un lac majestueux et une forêt. Nous aurions donc à effectuer beaucoup d’allers et retours en voiture.
Ces trajets entre Olsztyn et la maison devinrent le moment privilégié de nos journées. Moi, je prenais le volant tandis qu’Aga lisait des livres à voix haute pour Gaspard. Nous eûmes droit à Jules Verne, les aventures de Pan Samochodzik par l’écrivain Zbigniew Nienacki, Les Moumines (Muminki en polonais) par l’autrice finnoise Tove Jansson, les histoires trépidantes de l’Horrible Henry de Francesca Simon, ainsi que beaucoup d’œuvres de la littérature enfantine polonaise.
Tandis que Gaspard était occupé à l’école, Aga et moi recherchâmes du travail à Olsztyn, ce qui n’allait pas de soi dans un pays où vous ne connaissez personne. De fil en aiguille, après de nombreuses visites à l'office pour l’emploi qui mettait des ordinateurs à la disposition des chômeurs, et après avoir publié des petites annonces, je parvins à trouver une poignée d’élèves qui souhaitaient apprendre le français. Aga trouva un job de nounou qui ne dura pas longtemps. Rapidement, elle en changerait pour un travail mieux rémunéré dans une entreprise agroalimentaire.
À l’école, nous
fîmes peu à peu connaissance d’autres parents d’élèves. C’est ainsi que nous
nous liâmes d’amitié pour les uns et les autres.
Dans les souvenirs de Gaspard, les journées d’école se passaient essentiellement à l’extérieur, soit en promenade dans les bois avec les institutrices, soit à jouer dans une grande cour qui n’était rien d’autre qu’un terrain bordé d’arbres, avec son énorme bac à sable au milieu. Il y avait bien entendu les cours d’éveil, les dessins, la gymnastique, les collages et même des activités de théâtre et de danse avec Agnieszka, une actrice de cinéma et de théâtre. La directrice de l’école ambitionnait vaguement de suivre les méthodes d'un certain Rudolf Steiner, car son établissement appartenait au réseau des écoles de Steiner dont le siège se trouve en Suisse. Toutefois, elle n’abordait pas la pédagogie steinérienne de manière orthodoxe. Les enfants y sont supposés apprendre à cuire du pain, à fabriquer de petits objets de préférence en bois, ou en laine, ou à base de tous matériaux naturels et écologique. Les jouets en plastique auraient dû être proscrits, ce qui n’était pas le cas dans l’école à la façade rose de Lupstych. Après tout, je doute fort que les institutrices aient lu les ouvrages de Steiner. J’en avais emprunté un à la bibliothèque, mais j’en avais vite abandonné la lecture, trouvant les bases philosophiques de Steiner abracadabrantes, bien que leurs méthodes proposent des activités bien plus naturelles et plus épanouissantes que la majorité des écoles. Les générations d’enfants sont mélangées en classe, et surtout, les plus grands apprennent à prendre soin des plus petits.
<Vert Naufrage 6 Vert Naufrage 8>
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire