Vert Naufrage 10 - Le visiteur

 



On peut lire dans une célèbre encyclopédie : « Nikifor a vécu seul, dans la pauvreté. Il fut longtemps considéré comme intellectuellement handicapé et ce pendant la majeure partie de sa vie, sans doute du fait qu'il s'exprimait dans un mélange de patois locaux et de polonais et ce de manière inarticulée. Il était dévoré de passion pour la peinture. Vers la fin de sa vie, il fut enfin reconnu internationalement en tant que primitif exceptionnel. » Aga m'avait déjà fait découvrir une exposition de ses peintures lorsqu'on habitait à Varsovie. C'était au Musée national de l'ethnographie je crois. A l'époque, entre les années trente et les années cinquante, faute de moyens, Nikifor n'utilisait que les matériaux qu'il avait sous la main. On reconnaissait des papiers à lettres, de vieux emballages et des couleurs aquarelles peut-être bon marché. Pourtant, ses peintures dénotent une vision poétique et naïve du monde, soulignée par une harmonie exceptionnelle des couleurs. À la fin des années quatre-vingt-dix, on pouvait encore en trouver par hasard au marché aux puces, mais je me suis toujours demandé si ce n'était pas des copies.




Or, un soir, nous entendîmes frapper au carreau de la fenêtre. Aga sursauta en apercevant le petit homme au visage immense qui se tenait derrière la fenêtre et avait visiblement besoin de quelque chose. Son visage me disais vraiment quelque chose, ce n'est que plus tard que je lui trouvais une certaine ressemblance avec Nikifor, avec sa petite taille, ses grosses lunettes et son chapeau.  Je sortis à sa rencontre. Armé d’un petit couteau, l
homme m’expliqua qu’il voulait découper les tiges de symphorine dans la haie pour se fabriquer un balai et m’en demandait courtoisement la permission. Pendant qu’il coupait ses tiges, nous nous mîmes à converser ; je lui demandai où il habitait. Waldek Morgenstern était son nom. Il était né juste à côté, à Glotowo dont on aurait pu apercevoir le clocher entre les collines si on était grimpé au sommet du coteau. Il était de petite taille et cachait sa bonté derrière de grosses lunettes fumées. Waldek Morgenstern se déplaçait plutôt à vélo, un petit vélo pliable avec des roues minuscules et un gros porte-bagage, très répandu dans nos campagnes. Ses enfants, un garçon et une fille avaient émigré en France et travaillaient dans la région de Lyon. Il me raconta en peu de mots la tragique histoire de ses parents, déportés vers la Sibérie par l’armée rouge, et dont il n’avait plus jamais eu de nouvelles. Lui-même avait trouvé refuge pendant la guerre dans une famille d’accueil en Mazovie, où il avait appris à parler polonais. « J’ai un accent, non ? » me demanda-t-il, comme s’il venait tout juste d’apprendre la langue. Dans les années 1950 les services d’immigration l’avaient un jour convoqué. On l’avait fait venir à cause de son nom. Il avait dû attendre trois jours avant d’être invité à entrer dans un bureau minuscule. Morgenstern en parla d’un ton tout naturel, comme si attendre trois jours était chose ordinaire. Les fonctionnaires constatèrent qu’il s’exprimait en polonais. Je soupçonne qu’il le parlait sans l’ombre d’un accent, sauf peut-être celui des Varmiens de souche. On le laissa donc choisir sa Patrie. Morgenstern resta en Pologne. Sa plus grande satisfaction fut de retrouver, quelques années plus tard, un travail à deux pas de sa ville natale, où il avait habité jusqu’à ce jour.

Lorsque Morgenstern, alias Nikifor, repartit avec ses branches et son petit vélo, je retournai finir de gratter la peinture du plafond. Mais le plafond avait des airs de carte de géographie. Pour un peu, on y aurait reconnu les collines et les bosquets de la Varmie. Je tentai donc d’en aplanir la surface à l’aide de plâtre.

Un peu plus tard, la fille et la petite fille du voisin vinrent frapper à la porte. Lorsque je leur ouvrai, elles sursautèrent toutes les deux. Non, son père n’était pas chez nous. Alors les deux femmes s’en allèrent à grands pas, encore effrayées de cette apparition dont les cheveux et la barbe s’étaient tant allègrement mêlés d’histoires.

 

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