Vert Naufrage 11 - Septembre et la chute d'Angkor

 


J’étais assis de nouveau devant le chêne séculaire. Le chêne et moi étions deux ! Le chêne et moi étions à la fois deux et un. Liés par une longue amitié, une histoire qui avait commencé Dieu sait quand, ou qui n’avait jamais commencé puisqu’elle n’avait ni commencement ni fin. Et c’était aussi vrai pour le lys, la mauve rose et blanche là, à gauche, le moustique qui volait devant mes yeux, les grues qu’on ne voyait pas mais dont l’appel résonnait derrière la colline. Il était inutile de se presser puisque le temps existait en abondance.

 

Nous ne sommes pas plus séparés que les doigts de la main. Et même si cette idée n’est pas réjouissante, je suis également le plus ou moins lointain cousin d’un certain Joseph ou d’un Benito.  Je m’apprête à exterminer mes cousins les frelons, et je ne devrais pas en être fier. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait dans notre maison Varmienne, Mère Nature nous lançait ainsi des signes, de plus en plus nombreux, de notre proche parenté.

 

Le spécialiste arriva, par un bel après-midi d’automne. Dans le grenier, le nid avait bien un mètre de hauteur à présent (personne n'osait s'en approcher, et nous ne montions au grenier qu'avec la plus grande crainte). L’homme s’habilla de sa tenue blanche de pseudo-apiculteur, armé du poison dont il aspergerait Angkor. Le reste ne vaut pas la peine d’être conté.

Perméable, je fuyais comme la caisse en bois, mal ajustée, que ma femme avait voulu utiliser pour ses plantations d’anémones sylvestres.

Rien ne tiendrait en place. Nous fuirions à droite, nous fuirions à gauche et un beau jour nous fuirions pour de bon. La caisse pourrie se briserait, les plantules se répandraient pour aller fleurir plus loin.  

Depuis quelque temps, on vivait au paradis. J’avais découvert avec stupéfaction que le paradis était exactement à l’image (inversée ?) de nos expectations. Alors je décidai qu’au paradis, nous aurions suffisamment de quoi vivre pour ne pas travailler. À présent, j’attendais les résultats. Cela devait se passer comme ça. J’étais le héros du livre après tout. Donc, à la manière du poète Han Shan, nous monterions une affaire : Nous trouverions une perle, nous la polirions patiemment jusqu’à la rendre toute brillante. Et à un étranger aux yeux verts qui en aurait demandé le prix, nous répondrions : « Pas de prix ! »

Donc voilà, nous serions au paradis, nous n’aurions pas de problème d’argent, ni de santé, tout se passerait très bien. Nous vivrions un bonheur inexprimable. (Soupir).

 

Je découvris aussi qu’au paradis, on trouvait rarement des guichets automatiques.

 

L’essentiel des travaux était fini depuis quatre mois. Et malgré la proximité d’une ville honorablement peuplée de ses deux cents et quelque mille habitants, impossible de trouver des élèves. Le français, ici, c’est une langue périphérique, tout aussi originale que le papou ou le basque. J’avais beau scruter des yeux le fond de la rivière qui coulait au fond du val. Ni pépites d’or, ni perles ne se montraient. L’or était seulement là-haut, tout là-haut dans les reflets irisés des levers et couchers de soleil sur les stratus et les stratocumulus. Entre mes aspirations les plus contradictoires, je sentais bien qu'il y avait un abysse. Mon regard n’était-il pas prêt ?

 

<Vert Naufrage 10                                            Vert Naufrage 12>

Vert Naufrage 10 - Le visiteur

 



On peut lire dans une célèbre encyclopédie : « Nikifor a vécu seul, dans la pauvreté. Il fut longtemps considéré comme intellectuellement handicapé et ce pendant la majeure partie de sa vie, sans doute du fait qu'il s'exprimait dans un mélange de patois locaux et de polonais et ce de manière inarticulée. Il était dévoré de passion pour la peinture. Vers la fin de sa vie, il fut enfin reconnu internationalement en tant que primitif exceptionnel. » Aga m'avait déjà fait découvrir une exposition de ses peintures lorsqu'on habitait à Varsovie. C'était au Musée national de l'ethnographie je crois. A l'époque, entre les années trente et les années cinquante, faute de moyens, Nikifor n'utilisait que les matériaux qu'il avait sous la main. On reconnaissait des papiers à lettres, de vieux emballages et des couleurs aquarelles peut-être bon marché. Pourtant, ses peintures dénotent une vision poétique et naïve du monde, soulignée par une harmonie exceptionnelle des couleurs. À la fin des années quatre-vingt-dix, on pouvait encore en trouver par hasard au marché aux puces, mais je me suis toujours demandé si ce n'était pas des copies.




Or, un soir, nous entendîmes frapper au carreau de la fenêtre. Aga sursauta en apercevant le petit homme au visage immense qui se tenait derrière la fenêtre et avait visiblement besoin de quelque chose. Son visage me disais vraiment quelque chose, ce n'est que plus tard que je lui trouvais une certaine ressemblance avec Nikifor, avec sa petite taille, ses grosses lunettes et son chapeau.  Je sortis à sa rencontre. Armé d’un petit couteau, l
homme m’expliqua qu’il voulait découper les tiges de symphorine dans la haie pour se fabriquer un balai et m’en demandait courtoisement la permission. Pendant qu’il coupait ses tiges, nous nous mîmes à converser ; je lui demandai où il habitait. Waldek Morgenstern était son nom. Il était né juste à côté, à Glotowo dont on aurait pu apercevoir le clocher entre les collines si on était grimpé au sommet du coteau. Il était de petite taille et cachait sa bonté derrière de grosses lunettes fumées. Waldek Morgenstern se déplaçait plutôt à vélo, un petit vélo pliable avec des roues minuscules et un gros porte-bagage, très répandu dans nos campagnes. Ses enfants, un garçon et une fille avaient émigré en France et travaillaient dans la région de Lyon. Il me raconta en peu de mots la tragique histoire de ses parents, déportés vers la Sibérie par l’armée rouge, et dont il n’avait plus jamais eu de nouvelles. Lui-même avait trouvé refuge pendant la guerre dans une famille d’accueil en Mazovie, où il avait appris à parler polonais. « J’ai un accent, non ? » me demanda-t-il, comme s’il venait tout juste d’apprendre la langue. Dans les années 1950 les services d’immigration l’avaient un jour convoqué. On l’avait fait venir à cause de son nom. Il avait dû attendre trois jours avant d’être invité à entrer dans un bureau minuscule. Morgenstern en parla d’un ton tout naturel, comme si attendre trois jours était chose ordinaire. Les fonctionnaires constatèrent qu’il s’exprimait en polonais. Je soupçonne qu’il le parlait sans l’ombre d’un accent, sauf peut-être celui des Varmiens de souche. On le laissa donc choisir sa Patrie. Morgenstern resta en Pologne. Sa plus grande satisfaction fut de retrouver, quelques années plus tard, un travail à deux pas de sa ville natale, où il avait habité jusqu’à ce jour.

Lorsque Morgenstern, alias Nikifor, repartit avec ses branches et son petit vélo, je retournai finir de gratter la peinture du plafond. Mais le plafond avait des airs de carte de géographie. Pour un peu, on y aurait reconnu les collines et les bosquets de la Varmie. Je tentai donc d’en aplanir la surface à l’aide de plâtre.

Un peu plus tard, la fille et la petite fille du voisin vinrent frapper à la porte. Lorsque je leur ouvrai, elles sursautèrent toutes les deux. Non, son père n’était pas chez nous. Alors les deux femmes s’en allèrent à grands pas, encore effrayées de cette apparition dont les cheveux et la barbe s’étaient tant allègrement mêlés d’histoires.

 

<Vert Naufrage 9                                               Vert Naufrage 11>

Vert Naufrage 9 - La peinture du plafond

 

La peinture du plafond

 

 

Munie ce soir-là d’un pot de peinture neuve crème, Aga décida qu’elle repeindrait le plafond de notre cuisine. Elle me demande seulement de déplacer l’escabeau à droite ou à gauche au fur et à mesure de sa progression. Pendant que je m’occupais du plancher dans la chambre, je l’entendais qui chantonnait. Lorsque le travail fut terminé, on pouvait voir que c’était soigné, et comme c’était de la super peinture de luxe, elle ne dégageait pas de mauvaise odeur, en tout cas pas tellement. « Ça va sécher quand on dormira ! dit Aga. Mais j’ai eu du mal à la poser. Elle ne s’accroche pas bien. » Je ne compris pas ce qu’elle voulait dire, ça avait l’air si bien fait.

Le lendemain matin, lorsqu’elle m’entendit prononcer un gros mot dans la cuisine, Aga comprit immédiatement que quelque chose ne tournait pas rond avec la peinture. Elle se leva afin de constater les dégâts. La peinture crème pelait comme après un rude coup de soleil. Des lambeaux de toutes tailles pendaient çà et là. La peinture exceptionnellement luxueuse refusait de s’accrocher à notre rustique plafond. Découragée, Aga me confia la tâche de faire quelque chose avec « ça ». Elle ne voudrait plus s’en occuper. Alors je pris l’escabeau et commençai à frotter, à poncer, à gratter, à ôter une à une, en un nombre incalculable de couches superposées, toute l’histoire de la maison suspendue là, au-dessus de nos têtes. Sous la couche de super peinture exclusive, je trouvai celle laissée par le propriétaire précédent, Robert Jakubowski, musicien de son métier, joueur de violon, viole, et instruments anciens. Robert avait racheté ces bâtiments pour une bouchée de pain à une certaine Madame Piatkowski. L’aile nord était alors en ruine. À un moment donné, elle avait même servi à loger les chèvres. Le musicien avait effectué beaucoup de travaux de rénovation et avait, entre autres, repeint ce plafond d’un joli rose pastel. Sous la peinture rose de Robert Jakubowski se trouvait celle, marron noisette, de la famille Piatkowski. J’ignorais si les Piatkowski avaient jamais habité ici, mais je supposai que oui. On trouvait des traces de rénovation datant des années soixante-dix. Un vieux cahier coincé sous un plancher vermoulu vint témoigner que leur fille prenait des cours d’allemand au collège.

Toutes ces couches de peinture me tombaient peu à peu dans les cheveux. Je commençai à ressembler à la lune dans le film de Méliès, ou peut-être, avec la barbe qui poussait, à quelque résident du royaume d’Hadès.

À l’époque des Piatkowski, tous les terrains environnants leur appartenaient. C’était une ferme d’exploitation agricole assez imposante. L’une des granges avait été rasée. Piatkowski avait tout vendu sans rien investir. La ferme avait aussi servi d’entrepôt pour les machines agricoles de la coopérative locale qu’on appelle P.G.R.[1]

La peinture marron, grasse et épaisse des Piatkowski fut tout-à-fait facile à enlever. En dessous s’en trouvait une autre, dont la couleur fut cette fois-ci difficile à définir. Avait-elle été brunie par le temps ? Cette couche-là avait des odeurs de fumée et d’urine, de soupe et de vieillesse. Je dus prendre soin de ne pas gratter trop profondément car dessous se trouvait l’enduit de chaux et de sable, accroché à des tiges de roseau. Les tiges avaient été attachées aux planches du plafond à l’aide de fil de fer. C’était probablement la couche de peinture originale. (Peut-être aurais-je dû lui apporter les soins avec lesquels on rénove tout monument historique). Ce fut Monsieur Hintzman, ou peut-être son père, qui fit construire cette ferme au tournant du siècle. 1898 était la date inscrite sur l’une des tuiles faîtières. Rien ne permit d’affirmer qu’il s’agissait là d’une tuile originale. Mais un vieux meuble vermoulu qui servit d’armoire à linge portait encore la date de sa fabrication, 1917. Les Hintzman avaient eu l’eau courante qui descendait de la colline depuis un puits par un tuyau qu’on pourrait déterrer si on cherchait bien. De l’eau était chauffée au niveau du poêle et circulait dans le circuit du chauffage central. En dépit de l’absence d’électricité, les Hintzman jouissaient d’un certain confort. Cependant, pendant la guerre, M. Hintzman disparut mystérieusement. Et sa femme, restée seule avec sa fille, ne put venir à bout ni du travail de la ferme, ni de la boue qui s’accumulait dans la cour. Comme elle parlait allemand, et non polonais, elle vendit tout et émigra vers les nouvelles frontières de l’Allemagne. La Varmie qui faisait partie de l’Allemagne avant la guerre devint territoire polonais. La Pologne sous le pouvoir communiste encouragea voire obligea ceux qu’on estimait être des Allemands à émigrer vers l’Allemagne.



[1] Państwowe Gospodarstwo Rolne [Exploitation Agricole d’État]


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