Ce soir-là, les limites de notre jardin se troublèrent. Le rideau des arbres qui s’élevaient de toutes parts avait ouvert ses jeunes feuilles. Ici des bouleaux, là des mélèzes, plus loin, des saules. Une verdeur sans fond envahit la vue, monochrome comme la lumière d’un théâtre. L’herbe brillait d’un vert clair, fraîche comme un nouveau-né, pleine de grenouilles, d’escargots, de limaces, car il pleuvait comme vache qui pisse. Pas beaucoup d’autres couleurs. Le ciel lui-même devint vert clair : Serait-ce le printemps ? Comment résister à la tentation de cette irrésistible couleur ? Fasciné, je descendis de voiture et m’enfonçai dans le décor. Tant pis pour les pieds mouillés.
— Papa, attend !
Mon fils me rejoignit, lui-même teinté d’une forte nuance verdâtre qu’on aurait dit le personnage d’un film de SF.
C’est là que nous les aperçûmes. Au tout début, deux taches noires qui s’avançaient tout là-haut derrière les saules. Bon ! Peut-être des voitures tout-terrain car on entendit un drôle de grondement. Non ! À bien y regarder, c’était de grosses bêtes. Des taureaux sans aucun doute. Des taureaux, par ici ? Je n’en avais jamais vu. « Ne me dis pas que ce sont des bisons. » J’écarquillai les yeux et dessillai aussitôt. Par un effet d’optique, les deux bestiaux se trouvaient beaucoup plus près et plus petits qu’ils ne m’étaient d’abord apparus, deux gros sangliers qui trottaient en grognant et en s’éloignant. « Un effet d’optique ? fit Aga en haussant des épaules, Plutôt ton sens de l’exagération. » Heureusement, le chien dormait. Il n’était pas de sortie à ce moment-là. Il aurait volontiers sacrifié sa vie pour nous protéger des « bisons ».
Lorsque nous promenions le chien en ville, celui-ci tenait absolument à nous protéger. Nous croisions un autre chien, Stat’ aboyait férocement. Un gros camion passait, Stat’ aboyait férocement. Stat’ effrayait tout le monde. À la maison ? Peu de visites dernièrement. Les seuls amis de la famille, les bêtes sauvages, du moins celles qui ne craignaient pas Stat’.
***
— Gasper, va jouer ailleurs ! dis-je à mon fils qui jouait pile poil entre le tas de sable et la grosse bétonnière.
— Mais je travaille moi, papa !
Effectivement, Gaspard était en train de construire une maison. Elle avait des murs et un toit de tuile (avec une tuile). Je crois qu’il rêvait d’y installer quelques êtres en miniature, peut-être une sauterelle parmi celles qui foisonnaient dans le jardin. Parfois, le chien qui s’était allongé sur le sable à côté de lui bougeait une patte, mettant en péril toute l’entreprise. J’allai chercher une autre portion de sable avant de recommencer à faire tourner la bétonnière. Gasper, lui, partit à la recherche de quelques branchages pour agrémenter le mini-jardin qui devait entourer la future propriété de dame sauterelle. En revenant avec ma lourde brouette, je dus prendre garde de ne pas frôler de trop près de la fragile construction.
Les jours qui suivirent avaient la saveur du rêve. J’entrevoyais bien une ombre au tableau. Cette ombre n’allait pas tarder à s’allonger, à nous submerger. Mais, envoûtés par les lumières de la belle saison, nous l’ignorions superbement.
Pour manger quelque chose
de chaud (pas de cuisinière) il fallait allumer un feu. Avec un grand
couvercle, faire du vent. Ce midi-là, comme la plupart des premiers jours, j’installai
donc le barbecue par terre, le stabilisai avec deux briques, y ajoutai du
charbon de bois, des herbes sèches et des branchages. Les braises prises, j’ajoutai
les pommes de terre, très jolies dans leur papier aluminium. Le ciel s’obscurcit
peu à peu. Les patates crissaient doucement.
Le vent souffla de plus en plus fort. Les branches s’agitèrent. Au pied
du grand chêne, les patates seraient-elles cuites avant l’orage ?
Un peu plus tard, de grosses gouttes se mirent à tomber. L’orage gronda. Les
pommes de terre au beurre, volées au mauvais temps, délicieuses.
L’électricien était passé avec toute son équipe. Un véritable régiment. Il installèrent la nouvelle armoire électrique. À présent, nous utiliserions un four et une plaque à induction. Ma femme déclara que notre qualité de vie avait augmenté de trente-et-un pour cent (je ne suis pas sûr d’où Aga tenait ce chiffre). Pourtant, les pommes de terre n’auraient plus jamais le même goût.
Notre insouciance semblait n’avoir plus de limite. Avions-nous perdu la tête ?
Chaque matin, le chat Maniouch lui-même venait s’installer sur la fenêtre de la salle de bain. Il restait assis là des heures, se léchant, se chauffant longuement au soleil. Quand je le caressai, il était devenu brûlant, comme une casserole sur le feu.
Nous nous installâmes, prîmes nos aises dans ce paysage de western. Je rencontrai même la voisine du sud-est.
La
voisine habitait seulement à deux kilomètres.
Plus d’une soixantaine d’années (un rire clair au beau milieu, seulement
quelques dents que la vie avait bien voulu lui laisser). Dans l’étable le soir,
je vins la voir dans l’idée de lui commander du bois. Là-dedans des dizaines de
bêtes odorantes et chaudes, vaches brebis, moutons chèvres chats chiens,
poules. La belle arche de Noé s’était mise à l’abri des orages d’août. Je dus
attendre que la grand-mère ait fini sa traite pour commencer le négoce. Traire une
vache demande du calme, de la concentration. Je restai là. J’hésitai.
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