Aucun détail de cette histoire n’a été inventé. J’ai tout exposé conformément à ce que j’ai vécu et aux témoignages que j’ai eu le privilège d’entendre. C’est une histoire sur la mémoire et sur l’oubli. C’est une histoire sur l’ouverture et la fermeture d’une porte, et sur l’importance qu’une telle ouverture ou fermeture peut prendre dans le cours de l’histoire.
Nous habitons une maison de briques rouges à un kilomètre du village qui porte aujourd’hui le joli nom de Różynka (avant la guerre, lorsque la région appartenait à la Prusse-Orientale, le village s’appelait Rosengart ce qu’on pourrait traduire par « Jardin de roses »). La maison est située en bord de route, habilement dissimulée par une haie de mirabelles entre les champs et les bois, dans ces paysages vallonnés typiques de la Varmie. Bien qu’elle ne soit pas à mille miles de toute civilisation, j’ai longtemps eu la sensation que nous habitions loin de tout. Rentrer chez nous, c’était comme franchir une barrière invisible. C’était comme se retirer du monde dans une thébaïde située entre les nuages et l’absence, sentiment appuyé par le fait qu’une fois le verrou tiré, les coups de fil cessaient, les affaires mouraient, les amis nous oubliaient et le brouhaha rassurant du monde ne nous parvenait plus. Très longtemps, nous n’avons pas compris à quel point cette maison vivait selon ses propres caprices et selon une logique qui nous échappait. De la vieille masure émanait une aura de protection invisible, que nous ne ressentions plus par habitude, mais qui finissait par nous étouffer.
La maison nous enferma bel et bien, un soir. Comble de l’ironie, elle nous enferma dehors alors qu’il commençait à pleuvoir. En rentrant chez nous, ce soir-là, nous trouvâmes la porte du hall fermée de l’intérieur. Nous nous sommes posé beaucoup de questions par la suite. Le chat avait-il poussé involontairement le verrou avec ses pattes ? Peu probable. Le verrou avait-il glissé tout seul lorsque j’avais refermé la porte de manière un peu brutale ? Aucune explication satisfaisante ne me venait à l’esprit.
— Est-ce qu’on a laissé une fenêtre entrouverte ? se demanda Aga angoissée.
— Moi, j’ai fermé celles de ma chambre, répondit Gaspard.
— Je crois que la fenêtre de la cuisine est entrebâillée, fis-je. On peut essayer d’attraper la clenche avec un crochet. Si on y arrive, en tirant dessus, on pourra ouvrir la fenêtre en grand.
— Oui, mais attention à mes plantes vertes sur le parapet ! prévint Aga.
Gaspard alla chercher un long fil de fer dans l’ancien poulailler. Après de longues minutes, à force d’entêtement et d’effort, en manipulant le fil recourbé en crochet, Gaspard tira la clenche vers le haut. La fenêtre de la cuisine s’ouvrit. Gaspard qui était le plus souple s’introduisit par la fenêtre et alla tirer le loquet.
Cette porte séparait le hall d’entrée au reste de la maison. C’est une très jolie porte du reste, une porte ancienne basse et vitrée dans sa moitié supérieure avec des croisillons carrés et rectangulaires entourant de petites vitres à la surface inégale au travers desquelles les images se déforment de manière tout à fait poétique. Elle a été soigneusement repeinte en vert par les propriétaires précédents. D’une épaisseur inhabituelle, le vantail semble à l’épreuve des chocs les plus rudes. Cette porte est l’une des seules portes originales de la maison. Elle émet à chacun de nos passages un petit couinement caractéristique, comme la note d’un instrument ancien. Ou, peut-être, comme la voix surnaturelle de Baba Yaga, la sorcière des contes russes.
À l’image de la maison, cette porte possède sa propre volonté. Combien de fois s’est-elle ouverte spontanément devant vous lorsqu’on vous vous en approchiez, offrant l’illusion qu’un huissier invisible guettait votre passage dans le hall d’entrée. En bon français cartésien, j’ai mis ce phénomène sur le compte d’un courant d’air généré par l’ouverture de la porte d’entrée principale. Aujourd’hui, je n’en suis plus très sûr. Après tout, la porte s’ouvre parfois lorsqu’on descend du grenier. Le déplacement d’un être humain n’aurait pas généré assez de mouvement d’air pour provoquer un tel phénomène. Quant au sol, il est en dur. Aucun mouvement de plancher donc pour expliquer ce petit miracle.
Un jour, un évènement me mit la puce à l’oreille. Mon fils suivait des cours d’allemand à l’école. Tandis qu’il était dans sa chambre et pour plaisanter, je frappai bruyamment à la porte de sa chambre en criant : « Gestapo ! Öffnen Sie die Tür ! ». Au moment où Gaspard ouvrit la porte, l’ampoule de l’applique située juste en face éclata avec fracas.
Je me demandai s'il n'y avait pas des fantômes dans la maison. J’eus nettement l’impression que le mot « Gestapo » et cette intrusion ennemie simulée y était pour quelque chose. Je fais partie de la génération des trente glorieuses et la langue allemande m’évoque en premier lieu l’atmosphère bonne enfant des films de Louis de Funès. Bercées dans cette insouciance, nos générations n’ont pas toujours pris l’ampleur du traumatisme infligé ou subi par nos aînés. Que cela fut la Gestapo, l’Armée rouge, ou tout autre visiteur indésirable, l’explosion de l’ampoule me fit comprendre à quel point ma génération avait fait preuve et continue de faire preuve d’une ignorance crasse devant ces tragédies si peu éloignées dans le temps. L’haleine de l’inhumanité souffle encore sur l’Europe. Si l’on y prend garde, la bête se nourrira volontiers de ces méprises et de la peur ou du dégoût de ceux qui sont si différents de nous. La bête voudra renaître.
À vrai dire, nous n’avions pas encore pris conscience que cette maison avait sa susceptibilité, son vécu, des histoires passées inscrites dans ses murs. C’est la visite de notre voisin, monsieur Czesław, qui nous ouvrit les yeux. Notre voisin était né juste après la guerre dans la région de Wilno. À la suite de déplacements de populations opérées par les Soviétiques, ses parents avaient emménagé à Różynka juste après la guerre. Enfant, il avait connu madame Hinzmann, la première propriétaire de notre maison. Celle-ci avait déménagé dans les années 1950 vers l’Allemagne, (les autorités communistes obligeaient alors les habitants de Varmie qui parlaient la langue allemande à l’exil. J’avais entendu le témoignage d’un habitant de Varmie, convoqué à l’époque par l’office de l’immigration à Varsovie pour tester ses capacités à parler polonais et qui avait été finalement autorisé à rester en Pologne, pays dans lequel lui et ses ancêtres avaient pourtant toujours vécu). Notre voisin mentionna le fait que, devenue étrangère dans son propre pays, madame Hinzmann avait fait ses valises et était partie en Allemagne. Nul ne sut ce qu’il advint des Hinzmann par la suite.
Quant aux tragédies qui se sont déroulées pendant la guerre, beaucoup d’habitants de la région en burent le calice jusqu’à la lie au point qu’ils auraient voulu les effacer purement et simplement de leur mémoire.
Par ce froid matin de janvier 1945, on vint frapper bruyamment à la porte des Hinzmann. Monsieur Hinzmann effrayé referma soigneusement celle du hall derrière lui et s’assura que sa femme avait tiré le verrou de l’intérieur. La mort dans l’âme, il alla ouvrir et sursauta en apercevant devant lui un groupe de soldats de l’armée rouge. Les soldats ne parlaient qu’entre eux, en russe. Ils semblaient faussement calmes, du calme des soldats qui ont survécu à toutes sortes d’horreurs, trop fatigués pour crier, mais déjà ivres à la perspective d’un pillage. Il fut violemment saisi et mené dehors sans ménagement. La gorge serrée, madame Hinzman le vit disparaître avec une terrible appréhension. En frappant brutalement cette fameuse porte, d’autres la forcèrent à ouvrir, firent sans doute le tour des pièces et du grenier en vociférant, volèrent toute nourriture et toutes bêtes trouvées dans la ferme. Le voisin ne précisa pas ce qu’ils firent à madame Hinzmann ou à ses enfants. Monsieur Hinzmann fut conduit sur le haut de la colline.
Il n’y eut probablement qu’un seul coup de feu. Les soldats ne se soucièrent pas de l’enterrer. Et c’est ainsi, livré au ciel, que madame Hinzmann découvrit son mari assassiné. Une croix avait été dressée à cet endroit après la guerre. Elle se trouve désormais au milieu d’un bois. Personne n’en a pris soin depuis fort longtemps. Les forestiers sont venus, ont coupé du bois. Dernièrement, la croix gisait sur le sol, sans que je pusse retrouver avec précision l’endroit où elle avait été dressée.
En Prusse-Orientale, sur les terres où nous habitons aujourd’hui, les opérations menées de janvier à mai 1945 par les forces des deuxième et troisième fronts de l'Armée rouge biélorusse devaient couper les forces allemandes en Prusse-Orientale du noyau de l’armée nazie, les démanteler et protéger l’aile droite de la principale attaque de l'Armée rouge contre Berlin. Les soldats de l’Armée rouge ne faisaient pas la distinction entre civils et militaires. Traitant chacun comme un ennemi, ils se livraient au meurtre, au viol et à la rapine. Ces opérations militaires furent sanglantes, et malgré leur succès contre l’armée allemande, les Russes subirent de lourdes pertes, ce qui bien sûr ne légitimera jamais la sauvagerie des soldats de l'Armée rouge envers la population de la Prusse-Orientale. Aujourd'hui encore de nombreux vols, viols et autres atrocités sont documentés. Des villes autrefois très jolies, comme Olsztyn, Elbląg et Królewiec furent brûlées et détruites sans que cela ne fût justifié par des opérations militaires. Avec le consentement de Staline, ces soldats venus de l’Est se laissèrent aller à commettre les pires atrocités sur la population civile. Les cadres de l’armée rouge donnaient leur aval à ces comportements en déclarant que leur soldatesque le méritaient, « car c’est la loi du vainqueur ! », payant ainsi ces hommes à moindre coût pour leurs sacrifices.
Pourquoi les Hinzmann n’avaient pas fui ou n’avaient pas pu fuir comme le firent la plupart des habitants de la région. Quel âge avaient-ils alors ? Avaient-ils des enfants ? Depuis longtemps le voisin a déménagé et beaucoup de nos questions sur cette tragédie sont restées sans réponses. Il ne nous reste plus que ce dialogue étrange et muet entre nous et la maison de briques rouges dont la porte, en grinçant, nous rappelle encore et encore ses heures les plus tristes.
Różynka, le 18 septembre 2020
P. Y. Bossman,
2 commentaires:
Merci pour ce texte qui en dit long effectivement 🙏
Merci de l'avoir lu. Bonne journée
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