Journal - Samedi 22 mars 2025

 Hercule ou le meurtre parfait

Aujourd’hui, températures douces, il y a du soleil le matin, du vent l’après-midi, il a gelé cette nuit. Depuis plus d’une semaine, les bourgeons des sureaux noirs et des saules commencent à s’ouvrir. Aujourd’hui, premières pousses d’orties, d’herbe du goûteux. Première cigogne aperçue à Kwiecewo. Ici et là, des petites fleurs sauvages apparaissent.  

Ces derniers jours, Aga et moi nous sommes pris d’intérêt pour les épisodes d’Hercule Poirot, avec l’acteur David Suchet que nous visionnons les uns après les autres. Une véritable folie ! Au doublage des versions françaises, nous préférons la version originale, ainsi nous pouvons exercer notre anglais. Les sous-titrages automatiques sont souvent totalement incohérents, mais cela m’aide parfois à « décrypter ». Éventuellement, je rembobine le film. Parfois, je demande à Aga, car elle a l'oreille fine et saisit beaucoup plus vite que moi.

J’éprouve de la fascination pour Poirot. J’ai beaucoup d’affection pour ce vieux dandy, maniéré et tiré à quatre épingles qui découpe ses tartines en petits carrés strictement identiques pour y déposer une quantité égale de confiture, avec la symétrique maladive d’un grand maniaque. Le célèbre détective Belge parle de lui-même à la troisième personne, « Poirot parle ainsi pour mettre une saine distance entre lui et son génie », déclare-t-il dans les Douze travaux d’Hercule. Je me tourne vers Aga en lui disant : « Bossman aussi a du génie, mais personne ne l’a encore reconnu ! », ce à quoi Aga acquiesce avec son sourire énigmatique, et de me demander ce qu’elle peut bien penser lorsqu’elle sourit comme ça.

Quoi qu’il en soit, je soupçonne Agatha Christie de tricher. Elle fournit toujours à Poirot des indices auxquels nous, lecteurs, n’avons pas droit. Il faudrait prendre des notes, reconstituer les horaires de chacun et leurs alibis. Y a-t-il des spectateurs qui ont le temps et la motivation de s’adonner à ce jeu ?  L’intrigue est souvent tirée par les cheveux, ce qui avait irrité pas mal de lecteurs du vivant de l’écrivain, mais ces intrigues ne seraient rien si elles n’étaient indissociablement mêlées à la psychologie des personnages. Si Agatha Christie devait écrire à notre époque, comment trouverait-elle nos contemporains ? Elle trouverait peut-être qu’ils manquent de couleur ou de caractère, qu’ils sont à la fois si semblables, si conformes et si incohérents. Comment nouer une intrigue complexe avec des personnes qui passent leur temps à communiquer via les réseaux sociaux sans jamais se croiser et qui ne s’intéressent qu’à la dernière marque de smartphone ou de crème de beauté, qui ne comprennent pas à quel point ils sont manipulés, qui croient faussement qu’ils seront protégés lorsqu’ils auront un peu plus d’argent, ou encore qui n’ont pas vraiment conscience qu’ils sont mortels et qu’un jour, il leur faudra laisser toutes ces apparences derrière eux ?

Et le Poirot contemporain, comment l’imaginer ? Un détective pour millionnaires ? Des millionnaires sur un yacht, rongés par l’ennui et qui s’inventeraient une nouvelle forme de divertissement, le meurtre ? On y est presque. Les victimes sont nombreuses. Le jeu est cynique. Poirot est grassement payé. Il travaille dans un think-tank et travaille à ce que les coupables ne soient jamais découverts. Grâce à la technologie, il a accès à tous les indices, tandis que nous, spectateurs, ne comprenons plus rien à rien. Peut-être sommes-nous complices sans le savoir ? Peut-être sommes-nous à la fois les complices, les meurtriers et les victimes ?

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