Par la force des choses, nous avions la sensation de vivre loin de tout. Je me sentais surtout loin de mes parents, de mes frères et sœurs, restés là-bas en France, eux vivant leur vie, nous vivant la nôtre, chacun vieillissant sur une autre planète. Toutefois, au fond de moi, je ne les avais pas quittés. En pensant à eux, il m’arrivait souvent de les « voir », ou plutôt de ressentir leur présence bienveillante. Ils vivaient dans l’un ou dans l’autre de ces reflets de mes sentiments, de mes souvenirs, vivants et imprimés là, quelque part, dans les cellules de mon système nerveux, ou dans cet espace si particulier de l’affect, ou dans ce « je-ne-sais-trop-quoi » au fond de l’âme du monde. Je fais partie d’eux de la même manière qu’eux font partie de moi. Du reste, sait-on jamais qui fait partie de vous ? Quelle personne, quel regard ou quelle intonation de voix vous a marqué profondément, de manière si délicate que le lendemain vous auriez oublié. Oublié ! En apparence.
J’en fis l’expérience, un soir, en rentrant chez nous. Nous à peine avions ouvert et allumé que la porte du meuble à chaussures s’ouvrit brutalement sous nos yeux. Ou plutôt, elle tomba. La porte du meuble était conçue pour s’ouvrir de haut en bas. Elle était retenue par le haut et la force de gravitation ne suffisait pas à expliquer cette ouverture intempestive. Un aimant la tenait solidement en place lorsqu’elle était fermée.
« Y a-t-il un fantôme chez nous ? » me demandai-je à voix haute. Aga qui n’est pas du tout portée sur ce genre de sujet haussa des épaules et nous en restâmes là.
Qui n’a pas entendu parler de ce genre de phénomène ? Une personne décédée vous rend visite pour un dernier adieu. Cela peut se manifester par une présence, par des objets qui se meuvent. La mère d’un de mes élèves avait ainsi reçu, chez elle, son père décédé. Un vaisselier s’était mis à trembler sans explication. Cette dame avait ressenti la présence de son père qui s’était blotti contre elle un long moment, avant de s’évanouir à jamais. Il faut avoir des nerfs d’acier ou ressentir un attachement sans bornes pour accepter si près de soi la présence d’un proche décédé. J’avais trouvé son témoignage édifiant.
Mais chez nous, ce soir-là, je ne parvenais pas à m’endormir. Je sentais bien que quelque chose ou quelqu’un m’avait fait signe. Alors, je passai en revue toutes les personnes que j’avais connues, ou rencontrées. Je commençai par mes années d’étudiant, puis je remontai le temps, les années au lycée, au collège. Cela dura un moment assez long. Je luttai contre le sommeil. Déjà à moitié endormi, sans savoir trop comment, en me remémorant les visages, je me sentais capable de ressentir si ces personnes vivaient ou non (le don d’un soir qui ne s’est jamais répété par la suite). Je passai en revue mes camarades de l’école primaire à Tourouvre. Je me rappelai l’un d’entre eux qui habitait non loin du presbytère. Et c’est à ce moment-là que resurgit un souvenir. Je marche justement à côté de ce camarade. Nous sommes en juin car nous venons d’assister à nos dernières leçons de catéchisme. Nous nous éloignons des bâtiments en préfabriqué, typiques de l’époque du plan Marshall, et nous marchons sur l’allée de graviers qui passe devant les marches du vieux presbytère. Dans ces bâtiments en préfabriqué (qui n’existent plus aujourd’hui), l’abbé Leverrier nous enseignait le catéchisme. Je dois bien avoir dans les sept ou huit ans. Nous découpions alors des Maries et des petits Jésus dans des livres à découper qui sentaient bon le papier neuf pour les placer dans nos cahiers, les doigts pleins de colle. L’abbé Leverrier nous racontait la vie de Jésus. C’était un homme maigre et souriant qui se déplaçait toujours sur une « petite reine », la fameuse bicyclette d’avant-guerre. Il respirait la bonté et n’avait pas vraiment besoin de mots pour nous enseigner, car sa gentillesse se reflétait dans toute sa personne. Nous n’aimions pas vraiment le catéchisme qui nous privait de notre mercredi après-midi, mais je crois que nous nous sentions plutôt bien avec ce curé patient et affable. C’est bien lui qui m’avait ouvert le placard à chaussures ce soir-là. Je n’avais plus aucun doute. Des larmes me vinrent aux yeux. Pendant toutes ces années, j’avais totalement oublié l’existence du curé, et voilà qu’il me rendait visite pour un dernier catéchisme. Aga dormait profondément et ne s’aperçut de rien. Au bout d’un moment, je m’endormis.
Nous faisons partie les uns des autres. Il y a, bien sûr, des personnes ou des êtres dont vous savez qu’ils sont entrés dans la fabrique de votre âme. Mais très probablement, il en est que vous aurez complètement perdu de vue, mais qui vous auront accordé quelque chose de précieux, même à votre insu. Il m’avait fallu tant d’années pour comprendre l’importance d’un seul instant, celui où un vieux curé qui marchait à côté de moi sur l’allée de gravier nous avait accordé, à mes copains d’école et à moi, toute sa bénédiction. Peut-être parce qu’il savait que c’était le dernier jour de catéchisme et que nous ne le reverrions sans doute jamais par la suite, absorbés par la vie et ses péripéties. On pourrait croire que je me suis inventé cette histoire de curé, mais le lendemain, j’appelai ma mère et je lui demandai ce qu’était devenu l’abbé Leverrier. Elle me répondit qu’il était décédé deux semaines auparavant.
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