Mercredi 14 août 2023 - Les Solidagos

 

À nouveau sur le chemin qui descend vers le lac. Je ne me sentais pas très bien dernièrement. Je soupçonne la maladie de Lyme. Peut-être aussi trop de café. Parmi tous les facteurs possibles de mon mal-être, comment savoir ! Mon propre corps est pour moi un système bien plus mystérieux que toute la circulation des fronts atmosphériques autour de la Terre. À propos de météo, je me retourne, juste derrière la cime des arbres situés sur la crête j’aperçois derrière moi le ciel obscurci. Il n’occupe en vérité qu’une fine échancrure derrière la forêt. 

Ma route descend devant la maison du garde forestier. La grande bâtisse domine le lac sur son promontoire et son toit à la pente aiguë évoque l’architecture des chalets du nord de l’Europe. Le nom du lieu est évocateur : « Les nuages », « Chmury » en polonais. Une maison forestière au milieu des hautes futaies et qui se nomme « Les Nuages », forcément, des gens intéressants doivent y loger. Pour ma part, je n’y ai jamais croisé que deux petits chiens qui aboyaient à chacun de mes passages – un petit bouledogue qui, lui, n’aboie pas, et un fox terrier un peu plus hargneux. Quand il était plus jeune, celui-ci se jetait sur la clôture et me poursuivait jusqu’à l’extrémité du domaine, mais aujourd’hui, les deux chiens ont vieilli. Le fox terrier se contente d’aboyer d’où il est et cesse sitôt que j’ai passé mon chemin, ce qui m’attriste. 

Le long des rives du lac, la promenade se prolonge. Elle se prolonge indéfiniment. Elle se perd dans les grands pins, fait des détours pour revenir longer la rive transparente où court un vieux ponton vermoulu. Puis elle court tout droit, le long d’une longue ligne où même le lac et la forêt disparaissent. Comme entre deux miroirs, ce chemin incroyable ne semble avoir ni début ni fin. Il est longé de part et d’autre par deux massifs rectilignes de hautes fleurs sauvages, de couleur jaune, qu’on appelle les Solidagos ou Verges d’Or. Elles sont si bien rangées qu’elles ont probablement été mises là par un jardinier.  Les grandes fleurs sont encore encadrées par de jeunes aulnes, tous de la même hauteur, plantés avec la régularité d’une montre suisse.

J’hésite, je pense opérer un demi-tour parce que les nuages noirs occupent de plus en plus de place dans le ciel. Visiblement. Si je poursuis ma route, je devrai faire deux kilomètres vers le sud, jusqu’à Cerkiewnik, puis il me faudra bifurquer à droite vers Różynka, et alors je devrai parcourir un long chemin d’au moins trois kilomètres pour remonter vers Różynka, et encore un kilomètre de bitume jusque chez moi, avec ce mal de dos. Craignant la pluie et l’orage, et à regret, je commence donc à rebrousser chemin. 

J’ai à peine fait dix ou vingt mètres en sens inverse. Depuis l’infini, un point s’approche, peut-être un cycliste. Effectivement, cet homme sur son vélo est maigre, un peu plus âgé que moi. Des lunettes. Je ne sais pourquoi, il trimballe une longue branche, comme une lance de chevalier. Il porte une petite barbiche et donne l’impression d’un homme calme et éduqué. Mon semblable. « Ce chemin n’a pas de fin ! » criai-je à son adresse au moment où il se trouve à ma hauteur. Il s’arrête revient vers moi. « Excusez-moi, je n’ai pas compris ! » fait-il. « Cette route est infinie, vous n’y arriverez jamais ! » dis-je en désignant la ligne du chemin, tellement rectiligne qu’elle en a l’air ridicule. Le malheureux sourit, croyant à une plaisanterie, remonte en selle et s’éloigne en agitant la tête d’incrédulité. J’observe à regret ce cycliste qui s’éloigne, diminue de taille au point de redevenir un point, puis qui disparaît, dévoré par l’infini. C’est alors que l’orage commence à gronder. Comme par hasard ! J’ai très mal au dos.

Je renonce à opérer ce demi-tour, je pousse donc jusqu’à Cerkiewnik, comme je l’avais prévu au départ, tourne à droite pour remonter vers Różynka, et me félicitant de n’avoir pas rebroussé chemin. Certaines possibilités, comme celle de revenir sur ses pas, de retourner vers son passé, ne vous paraissent-elles pas parfois vertigineuses ? Je laisse là cette option aux cyclistes égarés. Grand bien leur fasse ! 

Cette fois, j’ai échappé à une pluie torrentielle. À la fenêtre, on ne voit plus le fond du jardin. Le mal de dos a disparu.

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