Vert Naufrage 14 - L’insouciance

Pour manger quelque chose de chaud (pas de cuisinière) il fallait allumer un feu. Avec un grand couvercle, faire du vent. Ce midi-là, comme la plupart des premiers jours, j’installai donc le barbecue par terre, le stabilisai avec deux briques, y ajoutai du charbon de bois, des herbes sèches et des branchages. Les braises prises, j’ajoutai les pommes de terre, très jolies dans leur papier aluminium. Le ciel s’obscurcit peu à peu. Les patates crissaient doucement. Le vent souffla de plus en plus fort. Les branches s’agitèrent.  Au pied du grand chêne, les patates seraient-elles cuites avant l’orage ? Un peu plus tard, de grosses gouttes se mirent à tomber. L’orage gronda. Les pommes de terre au beurre, volées au mauvais temps, délicieuses.

 

L’électricien était passé avec toute son équipe. Un véritable régiment. Il installèrent la nouvelle armoire électrique. À présent, nous utiliserions un four et une plaque à induction. Ma femme déclara que notre qualité de vie avait augmenté de trente-et-un pour cent (je ne suis pas sûr d’où Aga tenait ce chiffre). Pourtant, les pommes de terre n’auraient plus jamais le même goût.

 

Notre insouciance semblait n’avoir plus de limite. Avions-nous perdu la tête ?

Chaque matin, le chat Maniouch lui-même venait s’installer sur la fenêtre de la salle de bain. Il restait assis là des heures, se léchant, se chauffant longuement au soleil. Quand je le caressai, il était devenu brûlant, comme une casserole sur le feu.

 

Nous nous installâmes, prîmes nos aises dans ce paysage de western. Je rencontrai même la voisine du sud-est.

La voisine habitait seulement à deux kilomètres.
Plus d’une soixantaine d’années (un rire clair au beau milieu, seulement quelques dents que la vie avait bien voulu lui laisser). Dans l’étable le soir, je vins la voir dans l’idée de lui commander du bois. Là-dedans des dizaines de bêtes odorantes et chaudes, vaches brebis, moutons chèvres chats chiens, poules. La belle arche de Noé s’était mise à l’abri des orages d’août. Je dus attendre que la grand-mère ait fini sa traite pour commencer le négoce. Traire une vache demande du calme, de la concentration. Je restai là. J’hésitai.

 Cette voisine avait à charge une dizaine de gosses, ses petits-enfants, tout un petit monde qui couraient nu et sale dans la ferme. Ils n’avaient rien, mais on voyait bien que la marmaille respirait le bonheur. Les uns me regardaient avec malice, les autres après avoir constaté que l’étranger planté là au milieu de l’étable ne constituait pas une curiosité spectaculaire s’en allaient courir et se lançaient des cailloux. Lorsque je lui dis que j’avais un fils, elle se moqua de moi. « Il va s’ennuyer tout seul, m’expliqua-t-elle. Regardez, fit-elle en désignant le couple de cigognes sur le toit, si vous voulez des enfants, il suffit de demander à ces oiseaux-là : ils sont très forts. Ils ont ce pouvoir. »

 

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