Ce fut sans crier gare que je pris le chemin de la forêt
dont on aperçoit les premières cimes derrière la colline. En sortant de la
maison, il faut longer un champ, passer sous une ligne haute tension, puis
traverser une lande qui foisonne de toutes sortes de plantes et bêtes sauvages,
tanaisies, bleuets, verveines, buissons de mirabelliers, de prunelliers,
insectes de toutes formes, petites mouches aux ailes noire et rouge évoquant de
minuscules papillons, syrphes, sauterelles et nids de perdrix. À la belle
saison, des alouettes vous accompagnent de leur chant céleste et entêté. De la
lande, on voit les premières habitations de Różynka, accrochées comme des
boîtes d’allumettes à la ligne d’horizon. Plongé dans ma contemplation, je
m’aperçus soudain que j’avais franchi les limites d’un terrain privé (l’herbe y
avait été fauchée). S’y dressait une bâtisse isolée et accessible seulement par
les chemins, assez semblable à la nôtre, murs de briques, toit de tuiles
rouges, fenêtres en croix ainsi qu’une porte verte, ancienne et vermoulue,
surmontée d’une imposte. Bien qu’entretenue, la demeure était inoccupée.
Derrière le terrain, une ligne de bouleaux traversait un bois d’épicéas avant
de plonger vers la grande forêt.
Je marchais d’un bon pas, j’enjambais des creux humides
et des troncs d’arbres morts couchés en travers du sentier. J’avais longtemps rêvé d’un paysage sans
route où je pourrais m’enfoncer et ne plus revenir. Celui-là correspondait
tout-à-fait à mes attentes. Chaque perspective en découvrait une autre à la
manière de matriochkas, attisait la curiosité et vous invitait à vous perdre
loin des routes et des villages. Je décidai de ne plus suivre aucune piste ni
aucune logique. Je coupai les chemins et choisis des directions moins
avenantes. Une hêtraie majestueuse faisait des cathédrales sur les abords du
lac, dans une sorte d’amphithéâtre gigantesque (je devinais cette grande
étendue d’eau davantage que je ne la voyais, à cause de la légèreté de la
lumière au-delà des cimes). Les arbres y sont si majestueux et si hauts que le
promeneur est un enfant égaré. Difficile d’avancer, car les bords de cette
cuvette abondent en dépressions, en canyons profonds où coulent des torrents.
Il faut courber l’échine, traverser des fourrés qui dissimulent des paradis de
mousses, de fougères ou de chèvrefeuilles, abrités du soleil, et recouverts de
rosée bien qu’on fût en fin d’après-midi.
Je franchis un canyon avec peine, puis un deuxième, me
retrouvai soudain, hébété, au beau milieu d’un peuple de chevreuils aussi
désorientés que moi, et qui prit la fuite. Dans le ciel, une couronne de nuages
faisait la roue, tourbillonnait de teintes roses et orange. Occupant tout le
ciel, elle s’approchait, pleine de la menace de la nuit à venir. Puis à nouveau
au milieu d’un troupeau de chevreuils (le même ?), aussi surpris que la
première fois. Étais-je un des leurs pour ainsi les suivre les yeux fermés ?
La tête me tournait, j’avais l’estomac vide et cette promenade s’éternisait un
peu trop. J’avais voulu retourner chez moi. J’avais cru suivre le lac en le
laissant sur ma droite, il se trouvait à présent sur ma gauche, et devant moi,
le même canyon infranchissable, avec cette grosse pierre en forme de pyramide.
Je m’étais perdu. Le soleil avait fortement décliné. Trop tôt pour se repérer
aux étoiles, et la nuit allait tomber.
Derrière une ramée, j’aperçus une lueur. De vagues
figures se déplaçaient dans un théâtre d’ombres. Je me frottais les yeux, la
silhouette d’une jeune femme allait et venait dans ce qui semblait être un
jardin. Elle transportait des points lumineux qu’elle accrochait çà et là à une
certaine hauteur. La scène était si éloignée que je crus d’abord à une
illusion. Une deuxième ombre se détacha, visiblement celle d’un homme. De loin
en loin, on pouvait percevoir l’écho de leur voix. Il n’y avait pas de musique,
et je sentis qu’il s’agissait là plutôt d’une conversation apaisée, entrecoupée
de silences, un débat intime autour d’un feu, un échange nocturne propre à
délier les langues et les souvenirs.
Comment parvenir à cet endroit ? J’imaginais que ces
personnes y étaient venues en voiture, que je pourrais sûrement trouver une
route goudronnée qui puisse me ramener chez moi. (Plus tard, en examinant une
carte, je me suis rendu compte à quel point cette idée était farfelue, le
réseau routier y étant si rare et ténu qu’il m’aurait fallu deux jours entiers
pour rentrer à pied par une route goudronnée). Mais pour l’heure, rejoindre le
théâtre en ligne droite exigeait que je m’enfonce dans des buissons toujours
plus épais. Je me dis qu’il serait bien de contourner cette étendue sombre de
végétation. Elle pouvait recéler des obstacles, des dangers, comme des
marécages encombrés de jeunes saules, des arbres qui poussent densément chez
nous, comme du chiendent ? Il me fallut encore franchir un fossé profond.
Le ruisseau semblait gros. Dans l’obscurité, je n’entendais que son écoulement
sauvage et menaçant. Je pris quand même mon élan.
« Comment avez-vous fait votre compte ? Le
ruisseau fait à peine vingt centimètres de profondeur ! fit la jeune
femme aux lampions. Vous voulez des vêtements secs ? ». Elle se mit à
rire en voyant mon air idiot et surtout gêné. Débarquer trempé des pieds à la
tête au milieu de ce qui me semblait être une petite réunion entre amis dans le
jardin d’un chalet au bord du lac, ce n’est pas la situation dans laquelle je
suis généralement très à l’aise, surtout dans cette région que je ne connais ni
d’Ève ni d’Adam. Pourtant, mes sauveurs m’accueillirent sans plus de moquerie,
avec toute la bienveillance qu’ils purent me témoigner. La vue sur le lac fit
sur moi l’effet d’un baume. On devinait encore la ligne des arbres sur l’autre
rive. Bien que la lune ne fût pas levée, la lueur du ciel se reflétait de
manière tenue dans les eaux apaisées.
« Ewa, » fit-elle en me serrant la main. Je lui
déclinai mon prénom. La dame était très souriante. Je me souviens de cette
flamme dans les yeux, de la blancheur de ses pieds, toute sa personne me fit
immédiatement l’impression d’une créature magique surgie par miracle pour me
sauver du tracas où je m’étais fourré. Il y avait là deux hommes qui me
souriaient sans arrière-pensées et qui vinrent me serrer la main. Le premier,
barbu, la trentaine, grillait des pommes de terre dans la braise, le deuxième,
beaucoup plus âgé, s’assit dans un fauteuil de chasse et se mit à tailler un
morceau de bois à l’aide d’un canif.
On m’avait trouvé un pantalon en laine et un
pull troué aux coudes, puis on m’invita à m’asseoir auprès du feu au milieu de
la pelouse. Deux enfants couraient et jouaient à cache-cache, quelque part
derrière moi. Ils ne criaient pas, mais riaient parfois doucement, comme des
enfants qui ont déjà sommeil.
« Vous êtes du coin ? demanda Ewa.
— Non,
pas vraiment, on vient d’emménager.
— Vous
avez emménagé avec toute votre famille ?
— Ma femme et mon fils. Il a sept ans.
— Ah oui ! comme Tomek, notre fils.
— Où ça ? demanda l’homme barbu.
— A Różynka, dis-je. Nous y avons acheté une
maison pas loin d’ici. Nous sommes presque voisins !
— Voisins ? oui, vous avez peut-être
raison, fit le plus vieux, avec cette manière délicate de mettre ma parole en
doute.
— Bah ! A vrai dire, je me suis un peu
perdu.
— Pas qu’un peu, ajouta-t-il, mais
rassurez-vous, lorsque vous voudrez rentrer, je vous accompagnerai pour vous
mettre sur le bon chemin. Il y a vraiment de quoi se paumer dans nos coins.
— À moins que vous ne souhaitiez passer la nuit
avec nous ? Il y a de la place. Et on y verra mieux demain, fit l’homme
barbu.
— Les miens doivent être morts d’inquiétude,
dis-je. Je préfère rentrer, même dans l’obscurité.
— Et qu’est-ce qui vous a poussé à acheter une
maison dans notre belle Varmie, demanda le barbu. C’est un peu désert comme
région, non ?
— Justement, c’est le désert qui m’attire,
dis-je, ma femme et mon fils un peu moins. Je crois qu’ils préfèrent la ville.
— Vous êtes une sorte d’ermite, alors ?
— Pas vraiment, mais c’est vrai que je médite le
soir, chez moi. Dans la tradition zen. Longue histoire. Alors, je peux dire que
je suis attiré par les lieux solitaires. À Varsovie, la ville et ses bruits me
pesaient.
— Mais vous avez un travail, ici ? demanda
la jeune femme.
— Non, justement, je cherche des élèves en ce
moment, répondis-je. J’avais pas mal d’élèves à Varsovie, mais ici, le
français, ce n’est très populaire.
— Non, nous ça ne nous intéresse pas. Tu ne veux
pas prendre des cours de français avec le monsieur, Radek ? demanda la
jeune femme au barbu.
— Euh… non. Vraiment, moi les langues
étrangères, vous savez ! Nous, on est acteurs. On travaille au théâtre de
marionnettes à Olsztyn. Notre public, ce sont les enfants. Marek que voilà les
fabrique et les répare.
— On ira voir votre représentation, alors.
Promis !
— Venez samedi après-midi. On joue Alice en ce
moment, fit Radek, la première séance est à dix heures et demie, samedi matin.
Les enfants sont des lève-tôt, vous savez.
— Mon mari veut parler d’Alice au Pays des
Merveilles … dans la version d’Antoni Marianowicz. Vous connaissez ? Un
vrai trésor de la langue polonaise. Une très belle traduction, une fidèle
trahison…
— En tous les cas, emménager par chez nous sans
avoir du travail, il faut avoir la foi pour prendre un tel risque, dit le
barbu, ou alors vous aviez une idée en tête en venant ici ? Si vous
cherchez des élèves, je vous recommande d’aller voir le centre français, à
Olsztyn, dans la rue Dąbrowszczaków. Passez le bonjour à Casimir de ma part.
C’est leur directeur. »
— Gustav a vécu des trucs semblables, fit Ewa,
hein Gustav ? Toujours prêt à tout bouleverser.
Gustav haussa des épaules. Il ne semblait pas prêt à
partager ses souvenirs. Il fit un geste qui signifiait quelque chose comme
« Oublions ! » et continua de tailler son bout de bois. Au bout
d’un moment, il attrapa derrière lui une sorte de poupée de chiffe et lui
enfonça ce que j’avais pris pour un bout de bois au milieu du visage. La poupée
se mua en vieille duchesse. Ses yeux bougeaient et vous fixaient étrangement.
Ses sourcils se levaient et s’abaissaient. Elle prit littéralement vie sous nos
yeux. Les deux enfants pouffaient de rire, lorsque la duchesse s’accrocha à la
plus petite avec ses petits bras de poupée et se mit à chantonner en
chevrotant. Après avoir retrouvé la « berceuse » en question, j’en
traduis succinctement les paroles du polonais, telles que je les
comprends :
Fais ton p’tit dodo, mon gigot
Bourre ton nez de poivre vert
N’éternue pas de travers
Car ton minois n’est pas beau
Atchoum, atchoum, atchoum !
Fais ton p’tit dodo, mon pourceau
Sinon t’auras du bâton !
Va au diable, vilain marmot
Avec ta tête de cochon
Atchoum, atchoum, atchoum !
Le talent de Marek faisait illusion. On aurait vraiment
cru que la Duchesse était là, qu’elle vous regardait droit dans les yeux,
qu’elle vous jugeait. Lorsque le marionnettiste reposa la créature, les enfants
ne purent réprimer un cri de déception. Marek reprit son canif et entama le
morceau d’un autre visage (une oreille de cochon). Lorsque les enfants furent
couchés, je lui demandai s’il voulait bien me raccompagner. Au-dessus de nous
luisait la lune. En y regardant de plus près, je reconnus la grande ourse et
l’étoile du Nord. Étrangement, la carte du lac se redessina avec précision dans
ma tête. En suivant un sentier de mousse, il me guida vers l’ouest. Cet épisode
s’est passé il y a très longtemps et, à vrai dire, je ne suis pas sûr de
me souvenir précisément des conversations. Il m’avait parlé des avantages de se
perdre, surtout lorsque vous n’étiez pas heureux dans votre vie. Parce qu’en
coupant les chemins, c’était comme régler les pendules à une heure nouvelle,
une manière de quitter des voies trop empruntées, je veux dire, ces chemins que
vous tracent les circonstances, les autres, le conformisme, vous modifiez la
destinée, la vôtre en l’occurrence. C’est peut-être bien ou mal, tout dépend de
vous. Ou ni bien ni mal… L’itinéraire du quotidien s’en trouve modifié. Le
futur change. Je lui parlais du poème de Pablo Neruda « La mort
lente ».
« Oui, je connais bien ce poème. Il s’agit justement
d’échapper à cette mort-là, dit-il. Mais rassurez-vous. Vous devez rentrer chez
vous ce soir, et on arrive à la piste. En la suivant vers l’ouest, vous allez
directement à Różynka. »
C’est dans un demi-sommeil que j’avais écouté les paroles
du marionnettiste. Pourtant, à défaut de m’inspirer, je les trouvai
réconfortantes. Peut-être notre déménagement sur un coup de tête n’était-il pas
si déraisonnable ? Si nous avions attendu d’être prêts, nous ne serions
jamais partis.
« Se perdre, ajouta le vieil homme, est une
expérience merveilleuse ! » dit-il.
Puis il se tut.
« Merveilleuse », répéta-t-il après un long
silence, d’une voix très grave, au point que j’eus la sensation qu’elle ne
venait pas des vibrations de l’air, mais d’un lieu enfoui quelque part, dans
cet espace sans limites qu’on appelle l’être humain. J’avais beau hâter le pas,
je frissonnai, mais ce n’était pas de froid. Le vieil homme n’était plus à côté
de moi depuis un bon moment et la piste s’allongeait sous la lune. Il me fallut
plus d’une heure et demie pour rentrer. Lorsque j’arrivai, Aga et Gaspard étaient
plongés dans un film, presque indifférents à mon absence, qui n’était peut-être
pas si longue après tout. La nuit, les routes ne sont pas les mêmes. Le temps
s’écoule différemment.
J’aurais bien voulu rendre encore une petite visite à ces
amis d’un soir. J’avais des milliers de questions à leur poser. D’autant que
nous étions allés voir leur représentation avec Gaspard qui, au passage, avait
beaucoup ri en entendant la berceuse de la Comtesse, (une berceuse que nous
chantons parfois à la maison, comme on chantonnerait un vieux tube). Derrière
les masques des acteurs du théâtre de marionnettes, je ne reconnus personne.
Plus tard, j’eus beau parcourir de long en large les abords du lac, jamais je
ne pus retrouver le chalet où l’on m’avait accueilli avec tant de bienveillance
ce soir-là, et si je n’avais conservé ce pull avec des trous aux coudes, je
penserais que j’ai rêvé. Encore une fois.
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