Mercredi 17 juillet 2024

 

Cette histoire n’est pas une fiction de plus. C’est une histoire vécue qui a débuté il y a nombre d’années. Mon écriture est une quête. Il s’agit de ma quête, il s'agit d'une tentative de débusquer le paradis sous vos propres pieds. C’est un soir d’orage. Pourtant, Aga décide de « s’asseoir », c’est-à-dire de commencer une séance de méditation qui dure de trente à cinquante minutes. Comme presque toujours, lorsque l’un propose de s’asseoir, l’autre accepte. C’est notre façon de nous encourager mutuellement dans cette pratique. Une pratique quelque peu dénuée de religiosité. Il y a bien des figures de Bouddha çà et là, une ici sur la commode, une autre au-dessus de mon bureau, une autre dans la chambre. Nous n’y mettons pas de fleurs. Je m’incline parfois devant elle, je m’incline parfois, comme on s’inclinerait devant la partie sacrée de soi-même et du monde.

Mais je ne peux pas rester assis. Les radars de la météo montrent bien l’approche d’un gros orage. Il se dirige droit sur nous, avec des couleurs rouges et des éclairs intenses, concentrés sur un front qui se dirige vers le nord-est. Les grondements du tonnerre se firent plus distincts. Je me levai du zafu et surveillai les éclairs. Comme les épicéas qui entourent la maison sont hauts, je craignais que la foudre n’atteigne l’un d’entre eux, d’autant qu’on l’entendait tomber pas très loin. Mais l’orage passa.

En m’asseyant à nouveau, une pensée me vint.

Pour moi, méditer signifie contempler. Contempler les réactions de mon cerveau, de mon corps. Sur le même plan que les phénomènes extérieurs. Ni extérieur ni intérieur.

Assis sur le zafu, je contemple aussi mon regard, ce qu’il contient de postures, de sentiments, de projections. L’espace entre mes yeux et le tapis en est comme rempli. J’observe cet espace vide où se défont tous les films, toutes les bobines de l’existence, mes frustrations, mon agressivité, ma méchanceté, mes peurs, mes conditionnements. Tout cela se défait doucement sous mes yeux, enveloppé d’une sorte d’amour, de tolérance, de compassion (le mot compassion est un peu limitant), bref d’une sorte de lumière, toute mêlée à des restes d’orage, aux chants des oiseaux qui reprennent dans le jardin parce que la fenêtre est ouverte.

Donc, une idée me vint, celle que la jouissance n’avait pas assez de place dans ma pratique justement. La jouissance tant décriée. La libido, c’est-à-dire ce plaisir de vivre qui anime la psyché comme une sorte de moteur. Si ce plaisir de vivre disparaît, il se transforme en désir de mourir. Or, la libido est indestructible, elle est une énergie fondamentale qui inspire toute la vie sur la Terre. Niez-la et elle vous dessèche et vous détruit. Et voilà que dans tous nos films mentaux, dans tous nos conditionnements civilisationnels, nous en avons détourné la fonction primitive. Nous l’avons transformée en un désir terriblement décalé par rapport au réel. Nous désirons ce que nous n’avons pas, ce qui nous empêche de jouir pleinement de la seule chose que nous possédions vraiment, l’éternité. Nous nous faisons des films au lieu de développer le talent spontané de la jouissance. Nous l’altérons avec des peurs, des frustrations, des jalousies, des désirs (décalés) ce qui nous mène droit à la guerre contre nous-mêmes et contre les autres.

J’avais consacré un peu de ma vie à la méditation, à cette quête du paradis, avec l’idée de débusquer le paradis sous mes pieds. J’en avais même négligé ma sécurité. J’avais plongé dans cette grande rivière sans soucis du lendemain.

Et puis, par un jour d’orage, je m’aperçus que ma quête avait été sèche. À avancer sans fruit, j’avais desséché de l’intérieur. Il me manquait une certaine forme de jouissance.  Une sorte de Carpe Diem. Toujours en décalage, conditionné par ma propre culture.

Alors je décidai d’accueillir le désir et la jouissance dans mon regard. Comme un moteur essentiel à l’existence, à la mienne comme à celle de chacun. Ainsi que le désir, puisque le désir existe. Faisons-lui bon accueil. Offrons-lui gîte et couvert.

Je n’aime plus tellement boire du vin, pourtant, lorsqu’il m’arrive d’en imaginer le goût, j’ai presque plus de plaisir qu’à en boire. Pareil avec les cigarettes (j’en fume une ou deux par an).

L’orage est passé. Aga et moi, assis dans le silence. Quelque part, le chat s’est endormi. C’est ainsi que je me surpris en train de picoler un château Saint-émilion cuvée 1989 et de fumer un bon cigare. En plein zazen.

Vert Naufrage 15 - Le makarov - Le poêlier

 

Le makarov

 

Non contente de nous offrir ses fleurs, ses légumes et ses abeilles, la nature eut également l’idée saugrenue de nous offrir des tiques. Ces vilains insectes abondaient jusqu’aux abords de la maison. Il suffisait aux chats de descendre les quatre marches de l’entrée pour revenir avec l’un de leurs représentants juché sur le museau. Les vilains insectes appréciant les broussailles, nous décidâmes de supprimer les lilas qui abondaient au sud de la maison et qui assombrissaient la cuisine (ils ont abondamment repoussé depuis).

Je me mis donc au travail, sciant et coupant tout, d’abord l’immense lilas dont les plus hautes branches faisaient concurrence à la toiture. Pour ne pas attraper des tics, j’avais mis une veste imperméable avec la capuche. J’étais donc dans le buisson, suant et pestant à enlever l’un après l’autre chaque rejet de l’arbuste. Lorsque j’aperçus un morceau de métal rouillé. En l’attrapant, je reconnus ce qui semblait être un revolver rouillé. Je le saisis avec précaution. Était-il chargé ? C’était une arme de poing russe, un makarov. D’où pouvait-il sortir ? Qui l’avait jeté là ?

Nous fûmes d’abord partagés. Il convenait de signaler ce genre de découverte à la police. Mais la police avait bien mieux à faire qu’à opérer des fouilles archéologiques dans la région. Mû par je ne sais quelle intuition, le voisin vint justement à nous rendre visite. Il examina l’arme avec beaucoup d’intérêt. En bricoleur invétéré, il la démonta en deux temps trois mouvements. « Qu’est- ce que c’est comme arme ? » demandai-je. J’étais curieux de voir s’il reconnaîtrait un makarov. « C’est juste une pétoire ! » répondit-il en haussant des épaules et en se fiant d’avantage à son aspect rouillé. Il manque seulement une cartouche, constata-il. Après s’être léché l’index, il humidifia l’une des pièces et remonta aussitôt l’arme, visa un corbeau qui passait.

Le coup de partit pas. L’arme fit seulement entendre un déclic mou.

– Il n’y a pas eu de règlement de compte entre bandits, autrefois ? risquai-je à tout hasard.

– Ha ! Ce Piatkowski, drôle de type, fit-il. J’attendis qu’il en dise davantage. Seul le vent soufflait dans les mélèzes.

– Ah bon ?

– Oui, le trafic.

–Ah, il trafiquait !

–De tout, des tracteurs, de l’essence, des cigarettes … fit-il en crachant sur le côté. Mon voisin crachait parfois quand il était seul, ou en l’absence des femmes.

–Vous n’avez pas entendu des coups de feu à l’époque ?

–Peut-être !

Le voisin n’en dirait pas plus. Le même corbeau repassa devant nous. Le voisin tenta encore sa chance, visa. Il y eut une détonation et le corbeau tomba comme une pierre. Je n’aime pas qu’on traite les animaux de cette façon.

– Mettez-le à l’abri, dit-il après avoir ôté le chargeur et remis la sécurité.

Les pièces du revolver furent rangées séparément en différents lieux après que je l’eus démonté en me pinçant les doigts. Je ne tenais pas à ce que d’autres bêtes fassent les frais de l’imagination malade des hommes. Les balles furent jetées plus tard dans la mare. J’espérais qu’ainsi elles rouillent et soient définitivement hors-service. Lorsque nous fûmes repartis le voisin et moi, le corbeau prit discrètement son envol et s’éloigna.

 

 

 

 

Le poêlier


Se dépêcher. Il fallait se dépêcher. L’hiver approchait à pas de loup. Il allait bientôt frapper à la porte comme un huissier, réclamer son tribut de feu et de bois. Dans ce pays, l’hiver se prépare longtemps à l’avance.

Ici, à la campagne, le poêle en faïence est souvent l’unique moyen de chauffage. Il s’en trouve toujours un ou deux, massifs comme des armoires, trônant comme des trésors dans la plupart des fermes. Le nôtre ne fonctionnant pas très bien, nous l’avions fait rénover. Le constructeur de poêles, qu’on appelle le zdun (poêlier), s’était donc installé chez nous pendant trois jours. Un pépé maigre comme un clou, lunettes fumées et chapeau de paille mais avec des mains comme des massues. Il fumait des cigarettes infectes. S’il avait pu, il aurait volontiers bu à notre santé, mais nous n’avions rien à lui offrir. Le temps ne passait pas vite car il y avait un sacré bazar à la maison. Pas d’eau courante. La saleté du poêle défait puis refait, construit de briques thermiques, de tuiles de faïence, de terre glaise et de fils de fer. Rien d’autre. La construction, fragile et humide, montait très lentement. Ça rappelait plutôt un château de cartes. Alors le poêlier avait tout le temps de me raconter ses histoires, des récits pleins de bagarres, de disputes autour d’une bouteille, de plaisanteries douteuses entrecoupées de gros mots. Mais sans pouvoir me l’expliquer, je prenais plaisir à l’écouter. Son vocabulaire était si nouveau pour moi que je ne comprenais pas la moitié de ses propos. Il voyait que je ne comprenais pas, continuait pourtant à me conter ses quatre cents coups dont il sortait toujours vainqueur.

Aga n’apprécia guère ce poêlier qui partagea avec nous pendant toute une semaine notre espace vital. Il était petit, râblé et poilu comme un adjudant. Assez peu maniéré. Lorsque je lui dis que nous venions de Varsovie, cela lui évoqua aussitôt de la bande de voyous mâtée par ses soins. Ceux-ci détroussaient les ouvriers qui venaient se procurer à l’épicerie de quoi se rafraîchir le gosier après les heures de chantier. Tout le monde craignait de passer devant cet établissement pourtant très fréquenté. Notre poêlier en frappa un si fort qu’il lui cassa le nez. Avec ses lunettes et son air de papi à la retraite, je me dis qu’il ne payait pas de mine, mais qui sait...

Catastrophe, il risquait de manquer des carreaux de faïence. Le poêle était même un peu de travers et le poêlier se mit en toute hâte à recompter les carreaux. Heureusement, nous avions décidé de le déplacer, de l’insérer dans l’ouverture d’une ancienne porte et on pourrait mettre seulement des briques réfractaires là où on ne verrait rien. Après avoir tout recompté, il s’avéra que nous avions le nombre juste. Pas un de plus. Tout le monde respira. Cette maison ? Un puzzle dont les pièces étaient des bouts de rien.

Le lendemain, le poêlier avait fini son travail. Alors je le ramenai chez lui, puis nous brûlâmes une ou deux bûches. Nous laissâmes la petite porte de fonte entrouverte pour que le poêle se débarrasse de toute cette eau utilisée pour sa construction. Il chauffa doucement de cette chaleur rayonnante, tellement douce qu’on ne peut s’empêcher de coller le dos à cette paroi de faïence. Cette nuit-là, il allait geler.

 

Nuit de septembre, le cœur affolé, à ne pas pouvoir fermer l’œil. Ma femme et mon enfant dorment d’un souffle paisible. Je passe toute cette nuit-là à songer à mes proches, à mes parents pas vus depuis des années. Ma maman, je voudrais la serrer dans mes bras, lui rendre au centuple l’amour qu’elle m’a donné. Je voudrais crier cet amour comme un soleil trop brûlant.

La forêt où je suis, toute noire, sans fond. Sur ma joue, j’ai voulu essuyer une larme. Elle était sèche. Comme un vieux tronc d’arbre. « Alors ne perd pas de temps, dis-le-lui, dis-le-leur. Dis-leur que tu les aimes, bougre d’idiot ! »

 

<Vert Naufrage 14                                            Vert Naufrage 16>

Vert Naufrage 14 - L’insouciance

Pour manger quelque chose de chaud (pas de cuisinière) il fallait allumer un feu. Avec un grand couvercle, faire du vent. Ce midi-là, comme la plupart des premiers jours, j’installai donc le barbecue par terre, le stabilisai avec deux briques, y ajoutai du charbon de bois, des herbes sèches et des branchages. Les braises prises, j’ajoutai les pommes de terre, très jolies dans leur papier aluminium. Le ciel s’obscurcit peu à peu. Les patates crissaient doucement. Le vent souffla de plus en plus fort. Les branches s’agitèrent.  Au pied du grand chêne, les patates seraient-elles cuites avant l’orage ? Un peu plus tard, de grosses gouttes se mirent à tomber. L’orage gronda. Les pommes de terre au beurre, volées au mauvais temps, délicieuses.

 

L’électricien était passé avec toute son équipe. Un véritable régiment. Il installèrent la nouvelle armoire électrique. À présent, nous utiliserions un four et une plaque à induction. Ma femme déclara que notre qualité de vie avait augmenté de trente-et-un pour cent (je ne suis pas sûr d’où Aga tenait ce chiffre). Pourtant, les pommes de terre n’auraient plus jamais le même goût.

 

Notre insouciance semblait n’avoir plus de limite. Avions-nous perdu la tête ?

Chaque matin, le chat Maniouch lui-même venait s’installer sur la fenêtre de la salle de bain. Il restait assis là des heures, se léchant, se chauffant longuement au soleil. Quand je le caressai, il était devenu brûlant, comme une casserole sur le feu.

 

Nous nous installâmes, prîmes nos aises dans ce paysage de western. Je rencontrai même la voisine du sud-est.

La voisine habitait seulement à deux kilomètres.
Plus d’une soixantaine d’années (un rire clair au beau milieu, seulement quelques dents que la vie avait bien voulu lui laisser). Dans l’étable le soir, je vins la voir dans l’idée de lui commander du bois. Là-dedans des dizaines de bêtes odorantes et chaudes, vaches brebis, moutons chèvres chats chiens, poules. La belle arche de Noé s’était mise à l’abri des orages d’août. Je dus attendre que la grand-mère ait fini sa traite pour commencer le négoce. Traire une vache demande du calme, de la concentration. Je restai là. J’hésitai.

 Cette voisine avait à charge une dizaine de gosses, ses petits-enfants, tout un petit monde qui couraient nu et sale dans la ferme. Ils n’avaient rien, mais on voyait bien que la marmaille respirait le bonheur. Les uns me regardaient avec malice, les autres après avoir constaté que l’étranger planté là au milieu de l’étable ne constituait pas une curiosité spectaculaire s’en allaient courir et se lançaient des cailloux. Lorsque je lui dis que j’avais un fils, elle se moqua de moi. « Il va s’ennuyer tout seul, m’expliqua-t-elle. Regardez, fit-elle en désignant le couple de cigognes sur le toit, si vous voulez des enfants, il suffit de demander à ces oiseaux-là : ils sont très forts. Ils ont ce pouvoir. »

 

<Vert Naufrage 13                                    Vert Naufrage 15>