Vert Naufrage 30 -- Le rituel de purification

« Il faudrait faire un rituel de purification, déclara le docteur Feng. Parce que je pense, ajouta-t-il, qu’au cours des travaux vous avez dérangé toutes sortes d’esprits invisibles. Cela expliquerait que votre situation soit difficile, que vous ayez du mal à vous en sortir, que personne ne veuille vous contacter pour le travail. Et puis, excusez-moi, mais ni la disposition des meubles dans la maison, ni celle de vos parterres dans le jardin ne sont Feng-shui ! » ajouta le docteur avec reproche.

Personnellement, j’aurais bien aimé savoir qui ils étaient, ces esprits invisibles, je leur aurais bien dit deux mots à ces ectoplasmes. Mais j’eus beau scruter les murs, rechercher dans les tâches de condensat qui suintaient des murs de la cheminée quelque apparition grotesques de monstre de carnaval, un peu comme dans certains films d’épouvante, cependant je ne vis rien d’autre que ma misère. Pas de fantôme dans cette bonne grosse demeure de briques.

Mais Feng ne réagit pas à mes propos. Il se contenta de sortir son pendule. « Devant le seuil de votre porte, la lumière est vert clair, ce qui est très bon pour vous. 

- Mais Feng, qu’est-ce que ça peut faire, il y a des arcs-en-ciel partout dans ce pays, et ce du printemps à l’automne, comme il se doit dans un lieu aussi paradisiaque. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que votre pendule indique du rose ou de l’indigo ? » Feng, bien sûr, se mit à ricaner. Le ricanement de Feng était l’expression de la gêne. (La moquerie lui était parfaitement étrangère, à tel point qu’il ne comprenait pas ni ne se sentait vexé lorsqu’on se moquait de lui).

« Bon, si vous préférez, il faut réaliser une sorte de rituel, effectuer une offrande afin de contenter les esprits locaux, les pénates si vous préférez, les anges, les petits dieux, appelez-ça comme vous voulez.

Et que dois-je leur donner en offrande ?

Le mieux, ce serait de faire un grand feu, d’y brûler quelques tiges de genévrier et un bon gâteau, par exemple, pour les esprits affamés. »

C’était parfaitement ridicule, non content d’être invisibles, ils avaient la fantaisie d’être affamés. Feng avait peut-être raison, mais ses indications me semblaient trop floues et ses arguments spécieux. Je décidai de prendre le taureau par les cornes et effectuai ma recherche dans les pages jaunes.

Mme la chamane vint un beau matin s’installer devant notre poêle. Habillée pour les circonstances et harnachée comme pour la grand-messe, la pauvre vieille eut bien du mal à sortir du taxi qui l’avait déposée devant chez nous.

Sur sa demande, Aga lui fit d’abord faire le tour du propriétaire. La vieille femme arpenta notre champ en marmonnant d’étranges formules, jeta des poudres, défit des sortilèges, enjamba courageusement des troncs d’arbre, et franchit des congères en frémissant de froid. Lorsque les deux femmes revinrent, elles étaient recouvertes de poudreuse, frigorifiées et toussant. Je fis un thé au gingembre pour les réchauffer. Elles le burent en silence, et bientôt, la magicienne disposa ses ustensiles pour commencer le rituel.

Elle étendit à même le sol une peau de bête (de vache ?) et y déposa un fatras d’amulettes, des plumes d’aigle (ou peut-être de poule), des os, des pattes griffues, de sachets en peau de dahu, de poudres et bien d’autres choses encore, comme autant de clés destinées à nous ouvrir les portes de mondes invisibles et fort exotiques. Nous ne fûmes pas autorisés à toucher le tambourin ni aucun des autres objets. En ce qui concernait nos personnes, la vieille femme ne tenant pas à nous effrayer nous fit simplement nous asseoir en tailleur autour d’elle et commença d’emblée ses incantations, comme pour ne pas perdre une minute. Nous avions coupé exprès l’électricité, cependant un bon feu dans le poêle éclairait fort bien tout en faisant danser nos meubles, nos murs et nos visages. Au fur et à mesure de ses incantations et au rythme lancinant du tambourin, la lumière du feu sembla diminuer.

J’ai un peu oublié la suite. Des êtres divers, visibles et invisibles semblaient sortir et entrer de l’espace de ma conscience, de mon rêve. Certains me semblaient familiers, comme des parents qu’on aurait perdu de vue depuis des milliers d’années, d’autres me semblaient nouveaux, d’autre encore souhaitaient me dévorer. Chose étrange, me faire ainsi dévorer ne m’effrayait pas le moins du monde. J’eus plutôt comme la sensation de payer un tribut, de me purifier, de rembourser une dette. Feng serait content de moi.

 

Nous nous réveillâmes avec le froid, moi allongé par terre devant le poêle, Aga affalée en boule dans l’un des fauteuils en rotin. Courbaturé et me sachant incapable de la prendre dans les bras, je la recouvris d’une couette épaisse. Elle gémit dans un demi-sommeil, se leva, fonça vers le lit, et se coucha tout habillée. La vieille femme qui n’était que l’un de mes nombreux rêves était rentrée chez elle dans le monde de l’imaginaire où elle demeure désormais. Bien sûr, inutile de chercher des traces de son passage, aucune poudre, aucun morceau de plume. Dehors, la neige immaculée avait effacé toute trace de vie.    



À défaut de Dieu, c’est Fréderic Chopin qui entendit nos prières. On me proposa la traduction de fiches pour un musée. Je me plongeais donc dans la vie du compositeur. Dans quelques semaines nous aurions du beurre, et même des épinards. Je n’appréciais pas encore complètement la musique de Chopin. Mais impossible de ne pas reconnaître l’immense talent du compositeur polonais. Je regrettai seulement de ne pas pouvoir entendre, l’une après l’autre, chacune des œuvres dont il était question dans mes traductions. Apparemment, les visiteurs du musée en auraient la possibilité. Peut-être aurais-je été mieux à même d’apprécier les Mazurkas, Nocturnes, et Concerto. Depuis, lorsque l’occasion se présente, je vais volontiers écouter les pianistes jouer en plein air au Parc Łazienki à Varsovie. Cette musique l’est entrée dans la peau. Pour moi, elle représente désormais des visages, des instants, des paysages. Et j’avoue que j’ai la larme facile lorsque je les écoute.

  

D’autres propositions de traduction arrivèrent. Grâce à l’ordinateur, l’internet sans fil et la bibliothèque où nous nous rendions tous les jours, nous pûmes enfin rétablir la liaison avec le grand monde et attraper çà et là des petits ruisseaux qui feraient les grandes rivières.

 

Fin 

 

 

(Lorsque je relis ces souvenirs, j’ai peine à faire la part du rêve et des évènements vécus. Et là, franchement, j’ai quelques doutes. Je me demande parfois si cette femme shaman n’est pas réellement venue chez nous. En revanche, je crois sincèrement que quelque chose s’est produit, une sorte de renouveau. A cette époque-là, nous avons rencontré pas mal de gens, aujourd’hui des amis pour la plupart, des personnes avec lesquelles nous partageons des instants chaleureux. Des connexions se sont faites. Je ne suis pas animiste, mais la maison semble s’être réveillée et notre sort, aujourd'hui, s’est nettement amélioré).

 

 

<Vert Naufrage 29 

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