Dernièrement, j’ai eu à traduire de la poésie. C’était une commande. Ce n’était donc pas de la poésie de mon propre cru, ce n’était pas non plus de la grande poésie. Je devais me tenir au sens global des vers polonais, en m’efforçant de respecter les rimes, des petites descriptions d’animaux, un chat, un lion, une panthère, etc. J’ai trouvé l’exercice pénible. Cela fait un bail que je ne compose plus de poème, mais ça n’est pas la raison pour laquelle cette tâche m’a paru difficile.
Je n’éprouve plus le besoin d’en écrire. Ce besoin ne s’est plus manifesté depuis longtemps. Inutile de forcer les choses. Pour commettre de la poésie, j’avais l’impression de devoir baigner au préalable dans cette sorte d’illusion, une déformation de la perception par les émotions. Une sorte de « pathos ». La deuxième raison serait peut-être le désir de transmettre des vérités insaisissables en dehors de la poésie. Mais qui suis-je pour transmettre quoi que ce soit à qui que ce fût ?
Autrefois, j’aurais voulu écrire des textes comme Han Shan. Le poète Han Shan a pris ce nom de la localité où il se trouvait, Han Shan, qui signifie « La Montagne Froide » en chinois. Longtemps je me suis demandé si le personnage de Han Shan était un mythe. Le grand poète était considéré comme Immortel dans le canon taoïste. « Immortel », dans ce contexte, ne signifie pas qu’il n’est pas mort au sens biologique. Cela ne signifie pas non plus qu’il a atteint à une gloire immortelle. Cela n’a rien à voir avec une quelconque valeur mondaine. J’avais fait l’hypothèse qu’un lettré a écrit ces poèmes, puis s’est inventé un personnage fictif pour faire valoir ses textes. Aujourd’hui, je n’en suis pas tellement sûr. Je trouve que les textes de Han Shan sont à ce point inspirés, voire plus, pour écarter cette hypothèse. A l’exemple de ce poème (© éditions Moundarren) :
une fois à Han Shan, dix mille soucis s’apaisent
plus de pensées fugaces s’accrochant au cœur
oisif, sur un rocher, inscrivant des poèmes
accordé au flux, barque sans amarres
Il ne fait aucun doute que la personne qui les a écrits avait franchi un seuil qui ne peut être atteint par des moyens uniquement intellectuels. Oui, mais justement, la force de la poésie n’est-elle pas de faire illusion ? Les maîtres du T’chan ont démontré siècles après siècle qu’ils savaient distinguer le réel de l’illusion, l’écriture d’un être libéré de l’illusion de toute autre construction intellectuelle, fusse-t-elle profondément inspirée.
Je ne suis en aucun cas maître de T’chan. Pour autant, je ne peux me libérer de l’impression que l’écriture de Han Shan répond en tout point à son mode de vie, libéré de toute attache, un être profondément sauvage, mais en plein accord avec la voie et ses vertus. A la fois hirsute et habité par l’harmonie puissante du Tao.
C’est très curieux que le souvenir de cette ambition passée (d’écrire comme Han Shan) me revienne seulement maintenant, alors que nous nous apprêtons à vendre cette maison. Je n’ai peut-être pas su, ou voulu me plonger plus que ça dans l’harmonie des étoiles ? On m’aurait pris pour un fou, comme les voisins de Han Shan le prenaient sans aucun doute pour un fou. Toutefois, je ne peux m’empêcher de croire que je n’aurais pas été moi-même, que j’aurais fait semblant ? Né dans un monde matérialiste, souffrant moi-même d’un profond égoïsme, comment pourrais-je un temps soi peu me comparer à ce sage de l’antiquité ? Han Shan ne cherchait pas à se créer un personnage. Lui-même lisait régulièrement des Sutras et les mettait aussitôt en pratique. Il les lisait dans les livres, mais aussi dans les hautes herbes, dans les rochers et les nuages, et dans tout ce qui constituait son environnement, au cœur d’une contrée antique et inaccessible.
aujourd’hui, devant la falaise, assis
assis un long moment, fumées, brumes, se dissipent
torrent clair, froid
a mille toises, sommets des pics de jade
matin, nuages blancs, ombre immobile
nui, lune claire, lumière flottante
corps, sans poussière, ni souillure
cœur, nulle trace de souci
(© éditions Moundarren)
C’est très curieux que je me pose la question à ce moment-là. Hier, un homme est venu visiter Rózynka (au début du XXe siècle, les habitants de langue allemande appelaient cet endroit « Rosengarth », ce qui signifie littéralement « Jardin de Roses »).
Après y avoir jeté un rapide coup d’œil, il a déclaré sans détour qu’il voulait acheter la maison. Nous ne savons pas où nous irons loger dans quelques mois, voire quelques semaines. Ce sera l’hiver, il fera nuit. Et moi, dans l’idéal, je me mettrai en quête des traces de la Montagne Froide, dans les paroles des gens, en les questionnant du regard, m’efforçant d’imiter l’impartialité des socratistes. Je chercherai des traces de Han Shan dans la fragilité des visages, « Êtes-vous sincère ? », car existe-t-il d’autres méthodes pour vivre ?

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