Dimanche 21 septembre 2025 - Les chaussures

Mercredi dernier, Gaspard est rentré de son périple en montagne. Lui et ses deux amis auront fait de longues heures de route pour une petite excursion de quelques heures à peine. Le tout était étalé sur une vingtaine d’heures, depuis le départ d’Olsztyn à 5h30 du matin jusqu’au retour à Łódz vers une heure du matin. Le projet initial était de faire l’ascension du Rysy, un sommet des Tatras qui culmine à 2500 mètres, puis de descendre côté Slovaque vers un refuge pour y passer la nuit et revenir le lendemain. La veille du départ, Aga et Gaspard avaient fait le tour des boutiques pour lui trouver de bonnes chaussures pour marcher. A ma grande surprise, Gaspard a choisi des chaussures de marche bleues, surtout très esthétiques, basses, très légères, imperméables et qui ressemblent davantage à de simples chaussures de sport. Les doigts de pieds semblaient suffisamment protégés, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ne ressemblaient pas à des chaussures de montagne.

C’est seulement en fin d’après-midi que les trois randonneurs arrivèrent en voiture au pied des montagnes. Le temps de grimper un peu, d’atteindre le lac « Morskie Oko », de toucher presque au sommet et la nuit allait bientôt tomber. Bien qu’équipés de lampes puissantes, les trois gaillards crurent plus sage de faire demi-tour et de retourner à la voiture. Et s’en était fait de l’ascension !

Les photos rapportées de la promenade font pourtant envie : On voudrait respirer cet air pur des hauteurs, ressentir la fraîcheur des torrents, la rudesse du chemin.

Dimanche. Ce matin, il fait soleil, alors je propose à Aga et Gaspard  une balade au bord du Lac. Tout le monde est d’accord. On prendra la Lanos pour s’approcher du lac et faire le reste à pied. Gaspard prend le volant. Il veut descendre en voiture jusqu’au carrefour de Cierkewnik. Nous protestons un peu. Et quand je dis que je préférerais descendre le chemin à pied parce que le paysage est sublime, Gaspard se résigne à garer la voiture. Nous faisons donc le reste à pied. Le chemin entre dans la forêt. Au carrefour, il faut tourner à gauche pour contourner le lac. Gaspard trouve que ce chemin est « ennuyeux ». Évidemment, comparé aux forêts Varmiennes, les paysages de montagnes sont sûrement plus pittoresques. Après une marche rapide, nous sommes presque arrivés à la plage. A cet endroit, il y a un vieux saule au tronc gigantesque couché dans l’eau. En grimpant sur le tronc, on peut même rejoindre une petite plateforme au-dessus de l’eau. L’endroit est absolument charmant.

 

De petites barques sont amarrées çà et là, offrant dans les flots bleus une vue de carte postale. Le soleil fait des diamants dans les vagues. L’air est doux. Que rêver de mieux pour un dimanche après-midi ? Le regard hypnotisé par tant de beauté, nous prenons photos sur photos. Toute la scène n’a pas duré quinze minutes qu’un coup de fil nous arrache de notre contemplation : Un acheteur potentiel veut venir visiter la maison vers seize heures. Il faut rentrer au pas de charge, faire le ménage. Au début, un peu déçu, je traîne des pieds derrière Gaspard et Aga qui sont partis au pas de course. Je finis par me prendre au jeu, rattrape Aga, mais quelques mètres devant nous, Gaspard semble voler avec ses chaussures flambant neuves, d’un air presque détaché, comme s’il flottait quelques centimètres au-dessus du sol. En nous approchant, le bougre semble accélérer. Je n’en suis pas si sûr, parce qu’il ne change absolument en rien sa démarche. Cette marche forcée, ça me rappelle certaines images de Tintin au Tibet, avec le capitaine Haddock qui a soif et commence à siffler toute une bouteille de whisky. Le capitaine, c’est moi et je n’ai rien à boire pour apaiser ma soif.

Parvenus à la voiture, Aga et moi avons mal aux pieds, aux jambes, nous sommes en nage et nous nous effondrons dans la voiture, soulagés de ne plus avoir à marcher au pas de course.

Une fois à la maison, Gaspard suggère que ses chaussures peuvent très bien m’aller, qu’elles sont trop petites pour lui. Il décide de me les donner et insiste pour que je les essaye. Il ôte lui-même mes vieilles chaussures, enfile les siennes sur mes pieds. Elles sont extrêmement confortables et me vont parfaitement. Rien à redire ! J’accepte le cadeau.

Me voilà allongé sur mon lit pour une courte sieste. Les pieds dépassent un peu pour ne pas salir le lit. Parce que je n’ai pas du tout envie d’ôter cette belle paire de chaussures bleues.

Journal - 18 septembre - 21h00

 


Dernièrement, j’ai eu à traduire de la poésie. C’était une commande. Ce n’était donc pas de la poésie de mon propre cru, ce n’était pas non plus de la grande poésie. Je devais me tenir au sens global des vers polonais, en m’efforçant de respecter les rimes, des petites descriptions d’animaux, un chat, un lion, une panthère, etc. J’ai trouvé l’exercice pénible. Cela fait un bail que je ne compose plus de poème, mais ça n’est pas la raison pour laquelle cette tâche m’a paru difficile.

Je n’éprouve plus le besoin d’en écrire. Ce besoin ne s’est plus manifesté depuis longtemps. Inutile de forcer les choses. Pour commettre de la poésie, j’avais l’impression de devoir baigner au préalable dans cette sorte d’illusion, une déformation de la perception par les émotions. Une sorte de « pathos ». La deuxième raison serait peut-être le désir de transmettre des vérités insaisissables en dehors de la poésie. Mais qui suis-je pour transmettre quoi que ce soit à qui que ce fût ?

Autrefois, j’aurais voulu écrire des textes comme Han Shan. Le poète Han Shan a pris ce nom de la localité où il se trouvait, Han Shan, qui signifie « La Montagne Froide » en chinois. Longtemps je me suis demandé si le personnage de Han Shan était un mythe. Le grand poète était considéré comme Immortel dans le canon taoïste. « Immortel », dans ce contexte, ne signifie pas qu’il n’est pas mort au sens biologique. Cela ne signifie pas non plus qu’il a atteint à une gloire immortelle. Cela n’a rien à voir avec une quelconque valeur mondaine. J’avais fait l’hypothèse qu’un lettré a écrit ces poèmes, puis s’est inventé un personnage fictif pour faire valoir ses textes. Aujourd’hui, je n’en suis pas tellement sûr. Je trouve que les textes de Han Shan sont à ce point inspirés, voire plus, pour écarter cette hypothèse. A l’exemple de ce poème (© éditions Moundarren) :

 

une fois à Han Shan, dix mille soucis s’apaisent

plus de pensées fugaces s’accrochant au cœur

oisif, sur un rocher, inscrivant des poèmes

accordé au flux, barque sans amarres

 

Il ne fait aucun doute que la personne qui les a écrits avait franchi un seuil qui ne peut être atteint par des moyens uniquement intellectuels. Oui, mais justement, la force de la poésie n’est-elle pas de faire illusion ? Les maîtres du T’chan ont démontré siècles après siècle qu’ils savaient distinguer le réel de l’illusion, l’écriture d’un être libéré de l’illusion de toute autre construction intellectuelle, fusse-t-elle profondément inspirée.

Je ne suis en aucun cas maître de T’chan. Pour autant, je ne peux me libérer de l’impression que l’écriture de Han Shan répond en tout point à son mode de vie, libéré de toute attache, un être profondément sauvage, mais en plein accord avec la voie et ses vertus. A la fois hirsute et habité par l’harmonie puissante du Tao. 

C’est très curieux que le souvenir de cette ambition passée (d’écrire comme Han Shan) me revienne seulement maintenant, alors que nous nous apprêtons à vendre cette maison. Je n’ai peut-être pas su, ou voulu me plonger plus que ça dans l’harmonie des étoiles ? On m’aurait pris pour un fou, comme les voisins de Han Shan le prenaient sans aucun doute pour un fou. Toutefois, je ne peux m’empêcher de croire que je n’aurais pas été moi-même, que j’aurais fait semblant ? Né dans un monde matérialiste, souffrant moi-même d’un profond égoïsme, comment pourrais-je un temps soi peu me comparer à ce sage de l’antiquité ? Han Shan ne cherchait pas à se créer un personnage. Lui-même lisait régulièrement des Sutras et les mettait aussitôt en pratique. Il les lisait dans les livres, mais aussi dans les hautes herbes, dans les rochers et les nuages, et dans tout ce qui constituait son environnement, au cœur d’une contrée antique et inaccessible.

 

aujourd’hui, devant la falaise, assis

assis un long moment, fumées, brumes, se dissipent

torrent clair, froid

a mille toises, sommets des pics de jade

matin, nuages blancs, ombre immobile

nui, lune claire, lumière flottante

corps, sans poussière, ni souillure

cœur, nulle trace de souci

 

(© éditions Moundarren)

 

C’est très curieux que je me pose la question à ce moment-là. Hier, un homme est venu visiter Rózynka (au début du XXe siècle, les habitants de langue allemande appelaient cet endroit « Rosengarth », ce qui signifie littéralement « Jardin de Roses »).

Après y avoir jeté un rapide coup d’œil, il a déclaré sans détour qu’il voulait acheter la maison. Nous ne savons pas où nous irons loger dans quelques mois, voire quelques semaines. Ce sera l’hiver, il fera nuit. Et moi, dans l’idéal, je me mettrai en quête des traces de la Montagne Froide, dans les paroles des gens, en les questionnant du regard, m’efforçant d’imiter l’impartialité des socratistes. Je chercherai des traces de Han Shan dans la fragilité des visages, « Êtes-vous sincère ? », car existe-t-il d’autres méthodes pour vivre ?

Journal - 18 septembre 2025

Plusieurs visites aujourd’hui. Cela fait presque un mois que nous avons mis la maison en vente. Deux heures à peine après la publication des photos sur l’internet, des gens viennent se garer juste à côté, prétextant sans doute une promenade pour venir jeter un coup d’œil (sans toutefois oser venir frapper à la porte, mais je les soupçonne d’avoir voulu voir la maison de plus près). Il faut dire que les photos étaient particulièrement réussies. Chacun des clichés avait exigé pas mal d’efforts pour réparer, peindre, nettoyer, boucher, recadrer, retoucher, etc.

Nous avons des visites quasiment tous les jours. Honnêtement, je ne me souviens pas du visage de tous mes visiteurs. Certains, pourtant, nous ont marqués par leur personnalité et leur gentillesse. Un geek varsovien notamment, fasciné par le plafond de la cuisine, un plafond à l’enduit de chaux, resté dans son état originel, le seul qui n’ait pas été refait avec du placo, parce que cet enduit à base de chaux et de sable accroché sur des tiges de roseau, nous avons été bien incapable de le restaurer dans les autres pièces. J’ignore quelle technique était utilisée et j’aurais donné cher pour apprendre à le faire. Là où il était abîmé, il fallait tout refaire à neuf… avec du placo bien sûr, plus rapide et plus facile.

Ensuite, un traducteur, poète et érudit qui parlait français, nous avons gardé contact pour échanger nos textes. Une dame vétérinaire recherchant une villégiature pour les vacances avec ses enfants. En revanche, un joueur de golf venu d’Ecosse, mais qui aurait volontiers assassiné tous nos orvets et rasé tous nos arbres (Aga n’aurait pas voulu lui confier ce coin de paradis, et moi non plus).

La maison est prête, comme au garde-à-vous, le ménage est fait quasiment en continu, les vitres de la douche et le miroir astiqués tous les matins. Les mouches ont interdiction de faire des crottes sur les fenêtres. En cas de tentative, nous attrapons immédiatement l’indésirable à l’aide d’un pot en verre et d’un papier, toute une technique, il faut bouger très lentement parce que les mouches perçoivent assez mal les mouvements lents, pour lui rendre la liberté (où plutôt pour qu’elle aille faire ses crottes dehors). Chaque recoin est aspiré chaque jour de visite. La serpillère passée. Les objets personnels (tableaux et dessins) dissimulés ou retournés contre le mur.

Aga et moi, nous faisons alors les cent pas, dans cette grande maison lumineuse, le parquet craque sous nos pas, deux figures un peu rigides… deux gardiens de musée.

Nous avons eu une discussion intéressante avec des habitants de Gdansk et leurs deux chiens. Ils nous ont demandé, comme à chaque fois, pourquoi nous voulions vendre. La plupart sont étonnés, parce qu’en général, ils recherchent une maison isolée, aussi loin que possible des miasmes de la civilisation, des fumées de cheminées, loin de voisins éventuels et de la ville. Nous au contraire, nous voudrions renouer avec la civilisation, nous rapprocher du tumulte des villes, de la vie culturelle, prendre des bains de foule, parce que dix-sept ans de thébaïsme, ça suffit !

Notre deuxième argument, c’est l’esprit nomade. Or, ma théorie, c’est que l’humanité a cessé d’être nomade il y a à peine quelques siècles, ce qui fait relativement peu de temps à l’échelle de l’espèce humaine. On éprouve donc de la nostalgie pour ces lointaines pérégrinations, sinon, pourquoi les gens aimeraient voyager ? Nos visiteurs de Gdansk nous comprennent. Ils aiment déménager souvent et n’ont pas du tout l’intention de « s’enterrer » pour le restant de leurs jours dans ce seul lieu. (Je trouve qu’il y a quelque chose d’effrayant à l’idée de se choisir un lieu pour s’y enterrer, voire pour y mourir). Puis nous nous mettons à compter les années sur nos doigts. Je compte celles où j’ai vécu dans la maison des Coudrais (la maison de mon enfance), et je tombe sur le chiffre treize. J’aurai donc vécu à Różynka quatre ans de plus ! Compter de cette manière me donne le vertige. Quelques dizaines d’années par-ci, quelques dizaines par-là, et vous voilà avec des cheveux blancs.

Journal - Mardi 2 septembre 2025

 Nous avons ouvert une bouteille de vin rouge hier. Nous buvons de moins en moins d’alcool. La mode est à la bière zéro pourcent, mais c’est généralement comme de la limonade. Gaspard nous a dit qu’il buvait parfois du vin avec M. de préférence à l’occasion d’un pique-nique dans un parc, exactement la même marque de vin que la bouteille que je venais d’ouvrir (un vin de qualité moyenne mais dont le goût ne laisse pas de mauvaises surprises). Je lui ai alors raconté qu’étudiant j’étais parti en vacances par monts et par vaux avec Christian, un ami d’alors. En Auvergne, nous nous étions arrêtés dans un village et avions pique-niqué sur un muret juste en face de l’église. Des gens sortaient de l’église et nous souhaitaient bon appétit. A cette époque, je trouvais ça assez cool de pique-niquer dans les lieux publics avec une nappe et une bouteille de vin, du bon vin de préférence. Il y avait comme un petit défi puisque, théoriquement, consommer de l’alcool sur la voie publique est interdit. C’est également le cas en Pologne où la police verbalise les groupes de gens qui boivent de la bière dans les parcs. Quand je suis arrivé en Pologne à la fin des années 90, on apercevait souvent des groupes d’hommes fumant et consommant de la bière ou de la vodka à l’ombre d’un acacia ou au pied d’un commerce autorisé. Cela faisait un peu misérable, mais en Pologne, il n’y avait pas tellement de bars où se cacher à l’époque. Ou alors ces établissements étaient exclusifs et pas toujours bon marché. Les choses ont changé depuis, et s’il n’y a toujours pas la même culture PMU qu’en France, les Polonais ne boivent plus tellement sur la voie publique.

J’ai demandé à Gaspard dans quel parc ils s’ouvraient ainsi de bonnes bouteilles. Cela se passe souvent à Pole Mokotowskie, un parc juste en dessous de sa chambre universitaire qui servait de terrain d’aviation entre les deux guerres. Dans les années trente, on y faisait décoller des Zeppelin. A présent, les champs sont couverts d’arbres centenaires, parsemés de fontaines et de plans d’eau où nagent même des poissons. Les varsoviens viennent y promener leur chien et leurs enfants. Il y a une sorte d’auberge où l’on sert du boudin noir et des galettes de pomme de terre. Pour moi, cet endroit est proche d’être idyllique. Il semble assez bien fréquenté et vous pouvez vous y promener la nuit sans craindre de vous faire attaquer, (du moins statistiquement). Des petits groupes d’étudiants s’y rassemblent pour pique-niquer, bronzer, lire, discuter. Parfois ces groupes qui ne se connaissent pas se mêlent spontanément, se côtoient pour y faire des rencontres. La police municipale de Varsovie y fait rarement ses rondes et ne verbalise personne. Peut-être cela tient-il à cet aspect civilisé, à ce savoir-vivre cher à beaucoup de Varsoviens. Il y a cette idée de « Déjeuner sur l’herbe », de tolérance et de convivialité à l’image de cette bohème parisienne, de ce moulin de la galette, bref d’une époque qui semble révolue, mais qui réapparaît çà et là au gré des courants sociétaux et des histoires locales.  

Je me suis aussi souvenu d’un séjour à Londres, d’une représentation de Macbeth dans un théâtre en plein air. Les Londoniens venaient assister à la représentation, équipés de bouteilles et de verres à pied. Ou d’un concert de musique classique au Royal Albert Hall (après toutes ces années, j’ai oublié le compositeur), accompagné de Anne et Françoise. La galerie la plus haute, qui est aussi la moins avantageuse en matière d’acoustique, était libre d’accès pour qui n’avait pas les moyens de payer. C’était une galerie circulaire, et là aussi, les auditeurs venaient équipés de nappes et de paniers. Comme il n’y a pas de siège, chacun s’allongeait pour écouter ou s’appuyait au garde-fou.


Ce printemps, avec Gaspard, nous avions longé la Vistule. Ses rives étaient alors peuplées de baigneurs, d’amateurs de barbecue, de joggeurs, de cyclistes. Parmi les bosquets, on y parlait polonais, ukrainien, tamoul, italien ou français, et tous ces petits groupes profitaient du soleil parfois en maillot de bain, faisant la sieste ou chantant des chansons de leur pays. Cette ambiance bon enfant se prolonge tout l’été. Je n’ai jamais entendu parler d’incidents, même si cela doit bien arriver.

Cet hiver, les bords du fleuve retrouveront leur solitude gelée. Les uns et les autres continueront à faire la fête dans les discothèques et les clubs.

Vert Naufrage 30 -- Le rituel de purification

« Il faudrait faire un rituel de purification, déclara le docteur Feng. Parce que je pense, ajouta-t-il, qu’au cours des travaux vous avez dérangé toutes sortes d’esprits invisibles. Cela expliquerait que votre situation soit difficile, que vous ayez du mal à vous en sortir, que personne ne veuille vous contacter pour le travail. Et puis, excusez-moi, mais ni la disposition des meubles dans la maison, ni celle de vos parterres dans le jardin ne sont Feng-shui ! » ajouta le docteur avec reproche.

Personnellement, j’aurais bien aimé savoir qui ils étaient, ces esprits invisibles, je leur aurais bien dit deux mots à ces ectoplasmes. Mais j’eus beau scruter les murs, rechercher dans les tâches de condensat qui suintaient des murs de la cheminée quelque apparition grotesques de monstre de carnaval, un peu comme dans certains films d’épouvante, cependant je ne vis rien d’autre que ma misère. Pas de fantôme dans cette bonne grosse demeure de briques.

Mais Feng ne réagit pas à mes propos. Il se contenta de sortir son pendule. « Devant le seuil de votre porte, la lumière est vert clair, ce qui est très bon pour vous. 

- Mais Feng, qu’est-ce que ça peut faire, il y a des arcs-en-ciel partout dans ce pays, et ce du printemps à l’automne, comme il se doit dans un lieu aussi paradisiaque. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que votre pendule indique du rose ou de l’indigo ? » Feng, bien sûr, se mit à ricaner. Le ricanement de Feng était l’expression de la gêne. (La moquerie lui était parfaitement étrangère, à tel point qu’il ne comprenait pas ni ne se sentait vexé lorsqu’on se moquait de lui).

« Bon, si vous préférez, il faut réaliser une sorte de rituel, effectuer une offrande afin de contenter les esprits locaux, les pénates si vous préférez, les anges, les petits dieux, appelez-ça comme vous voulez.

Et que dois-je leur donner en offrande ?

Le mieux, ce serait de faire un grand feu, d’y brûler quelques tiges de genévrier et un bon gâteau, par exemple, pour les esprits affamés. »

C’était parfaitement ridicule, non content d’être invisibles, ils avaient la fantaisie d’être affamés. Feng avait peut-être raison, mais ses indications me semblaient trop floues et ses arguments spécieux. Je décidai de prendre le taureau par les cornes et effectuai ma recherche dans les pages jaunes.

Mme la chamane vint un beau matin s’installer devant notre poêle. Habillée pour les circonstances et harnachée comme pour la grand-messe, la pauvre vieille eut bien du mal à sortir du taxi qui l’avait déposée devant chez nous.

Sur sa demande, Aga lui fit d’abord faire le tour du propriétaire. La vieille femme arpenta notre champ en marmonnant d’étranges formules, jeta des poudres, défit des sortilèges, enjamba courageusement des troncs d’arbre, et franchit des congères en frémissant de froid. Lorsque les deux femmes revinrent, elles étaient recouvertes de poudreuse, frigorifiées et toussant. Je fis un thé au gingembre pour les réchauffer. Elles le burent en silence, et bientôt, la magicienne disposa ses ustensiles pour commencer le rituel.

Elle étendit à même le sol une peau de bête (de vache ?) et y déposa un fatras d’amulettes, des plumes d’aigle (ou peut-être de poule), des os, des pattes griffues, de sachets en peau de dahu, de poudres et bien d’autres choses encore, comme autant de clés destinées à nous ouvrir les portes de mondes invisibles et fort exotiques. Nous ne fûmes pas autorisés à toucher le tambourin ni aucun des autres objets. En ce qui concernait nos personnes, la vieille femme ne tenant pas à nous effrayer nous fit simplement nous asseoir en tailleur autour d’elle et commença d’emblée ses incantations, comme pour ne pas perdre une minute. Nous avions coupé exprès l’électricité, cependant un bon feu dans le poêle éclairait fort bien tout en faisant danser nos meubles, nos murs et nos visages. Au fur et à mesure de ses incantations et au rythme lancinant du tambourin, la lumière du feu sembla diminuer.

J’ai un peu oublié la suite. Des êtres divers, visibles et invisibles semblaient sortir et entrer de l’espace de ma conscience, de mon rêve. Certains me semblaient familiers, comme des parents qu’on aurait perdu de vue depuis des milliers d’années, d’autres me semblaient nouveaux, d’autre encore souhaitaient me dévorer. Chose étrange, me faire ainsi dévorer ne m’effrayait pas le moins du monde. J’eus plutôt comme la sensation de payer un tribut, de me purifier, de rembourser une dette. Feng serait content de moi.

 

Nous nous réveillâmes avec le froid, moi allongé par terre devant le poêle, Aga affalée en boule dans l’un des fauteuils en rotin. Courbaturé et me sachant incapable de la prendre dans les bras, je la recouvris d’une couette épaisse. Elle gémit dans un demi-sommeil, se leva, fonça vers le lit, et se coucha tout habillée. La vieille femme qui n’était que l’un de mes nombreux rêves était rentrée chez elle dans le monde de l’imaginaire où elle demeure désormais. Bien sûr, inutile de chercher des traces de son passage, aucune poudre, aucun morceau de plume. Dehors, la neige immaculée avait effacé toute trace de vie.    



À défaut de Dieu, c’est Fréderic Chopin qui entendit nos prières. On me proposa la traduction de fiches pour un musée. Je me plongeais donc dans la vie du compositeur. Dans quelques semaines nous aurions du beurre, et même des épinards. Je n’appréciais pas encore complètement la musique de Chopin. Mais impossible de ne pas reconnaître l’immense talent du compositeur polonais. Je regrettai seulement de ne pas pouvoir entendre, l’une après l’autre, chacune des œuvres dont il était question dans mes traductions. Apparemment, les visiteurs du musée en auraient la possibilité. Peut-être aurais-je été mieux à même d’apprécier les Mazurkas, Nocturnes, et Concerto. Depuis, lorsque l’occasion se présente, je vais volontiers écouter les pianistes jouer en plein air au Parc Łazienki à Varsovie. Cette musique l’est entrée dans la peau. Pour moi, elle représente désormais des visages, des instants, des paysages. Et j’avoue que j’ai la larme facile lorsque je les écoute.

  

D’autres propositions de traduction arrivèrent. Grâce à l’ordinateur, l’internet sans fil et la bibliothèque où nous nous rendions tous les jours, nous pûmes enfin rétablir la liaison avec le grand monde et attraper çà et là des petits ruisseaux qui feraient les grandes rivières.

 

Fin 

 

 

(Lorsque je relis ces souvenirs, j’ai peine à faire la part du rêve et des évènements vécus. Et là, franchement, j’ai quelques doutes. Je me demande parfois si cette femme shaman n’est pas réellement venue chez nous. En revanche, je crois sincèrement que quelque chose s’est produit, une sorte de renouveau. A cette époque-là, nous avons rencontré pas mal de gens, aujourd’hui des amis pour la plupart, des personnes avec lesquelles nous partageons des instants chaleureux. Des connexions se sont faites. Je ne suis pas animiste, mais la maison semble s’être réveillée et notre sort, aujourd'hui, s’est nettement amélioré).

 

 

<Vert Naufrage 29 

Vert Naufrage 29 -- La biche

 Ô neige immaculée, toi qui réjouis le cœur des enfants qui ne sont alors plus obligés d’aller à l’école, nous louons ta blancheur. Pardonne-nous de pester après toi lorsque les circonstances nous obligent à lutter, de briser ta beauté à coups de pelle, de sel et de chasse-neige. Avec le froid de canard qui régnait, les animaux sauvages eux-mêmes semblaient souffrir. Un dimanche matin, une jeune biche passa en boitant devant la fenêtre de la cuisine, et alla disparaître dans l’appentis. Nous la trouvâmes allongée dans les copeaux de bois, devenue invisible à force de se cacher, affaiblie, comme attendant la mort. Elle ne réagit pas en nous voyant, mais tremblait (Était-ce notre présence ou la maladie ?). Aga, pour la sauver, se mit immédiatement à remuer ciel et terre. Les routes étant impraticables, personne ne voulut transporter l’animal malade vers un refuge. Aga fabriqua donc une mixture à base de lait et de miel. Affaiblie, la biche l’avala avec difficulté, puis s’endormit.

Le lendemain, elle avait repris un peu de force et leva même la tête. Comme pour se lier contre nous, les météorologues annoncèrent une nuit encore plus froide. J’avais du mal à imaginer (ou plutôt à comprendre) qu’une bête malade pouvait survivre à moins vingt-cinq. Alors je pris la biche dans les bras.

Prendre un animal blessé dans les bras, contre son gré, soit qu’il ait trop mal, soit qu’il ait trop peur. Non, ça n’est ni romantique, ni agréable. C’est même plutôt un peu bête. Nous voulons sauver, aider, saisir, rien à faire. Je la pris dans les bras et la trouvai trop légère, la déposai dans le hall d’entrée de la maison.

Entre temps, Aga prit contact avec l’administration des forêts, laquelle promit d’envoyer quelqu’un pour la conduire à un refuge pour bêtes sauvages. Dès lors, peut-être mue par un instinct sourd, la biche s’abandonna à la mort.

Le lendemain, la biche était étendue dans l’entrée. Triste, je pris l’animal et l’abandonnai assez loin de la maison à mère nature qui, mieux que nous, saurait se charger du corps de l’animal.

Quelques heures plus tard, un chasseur du village voisin frappa à la porte.

Je viens pour la biche !

J’ouvris de grands yeux. Je connaissais cet homme par le fait qu’il chassait. J’eus du mal à comprendre comment un chasseur, c’est-à-dire un homme qui s’intéresse aux animaux surtout pour leur viande, aurait pu sauver cet animal.

— Comment avez-vous su qu’il y avait une biche chez nous fis-je sans cacher mon étonnement.

— L’association de chasse m’a appelé.

— Ah bon ! Mais la biche est morte !

  Bon ! Tant pis ! fit-il en haussant des épaules.

Il s’en retourna un peu bougon d’avoir fait le déplacement pour rien. Cette histoire d’association de chasse n’aurait pas dû nous étonner. Dans les jours qui suivirent, la neige recouvrit le corps de l’animal. De gros oiseaux noirs allaient et venaient dans le ciel, et très vite, toute trace avait disparu.

Nous ne mangions pas tellement de viande. Mais ce jour-là, Aga et moi renonçâmes à en manger définitivement. Nous continuerions de proposer à Gasper un régime carné. Sans doute, notre biche ne serait pas morte pour des prunes. Nous avions donné à cet évènement un caractère symbolique. Les hommes élèvent des animaux dans des conditions inacceptables. Peut-être, un jour comprendrons-nous qu’il est temps de vivre en paix avec nos frères les bêtes. La neige continua à tomber, à s’accumuler, faisant un peu plus, chaque jour, le siège de notre habitation, le siège des buissons, des chemins et même des routes qui commençaient à prendre un aspect lunaire. Bon sang ! Comment fut-il possible qu’il neigea autant ?

 

 Lorsque nous allions au travail, il fallait se hâter. Le temps de faire du feu avant le petit déjeuner. Un feu qui réchauffe à peine. Tous les soirs, j’étais occupé à ramener du bois et faire une flambée un peu plus grosse que le matin, Aga à préparer la soupe. Ces soirées sinistres n’avaient vraiment rien de douillet. Une fois le repas terminé, on se glissait sous la couette. Si nous avions eu une vieille grand-mère pour alimenter le feu, cela nous aurait bien aidé à maintenir la chaleur entre les murs. Nous l’aurions nourri et soigné gratis. Elle aurait fait la soupe. Il aurait fait bon. Elle aurait peut-être même eu le temps de remonter le réveil chinois …

 

Aussi, les hivers étaient longs. De plus en plus longs. Les histoires de réchauffement climatique avaient cessé de m’inquiéter.

 

La nuit, je rêvais qu’on frappait à la porte. Mais de quel côté du rêve ?

 

Cet hiver-là, la neige tomba tellement qu’elle forma une couche épaisse sur le toit. Celui-ci ne ressemblait plus qu’à une immense congère. Malgré ses sept mètres de haut, la maison était un igloo. Les deux cheminées dépassaient tout juste de l’épais manteau. On ne les devinait que grâce au mince filet de fumée qui en sortait.

 

Pas d’argent pour changer l’huile de la voiture. Ni pour réparer au besoin. Si nous étions tombés en panne, cela aurait fait une fin idéale pour ce mauvais film. Les personnes qui n’ont jamais été dans le besoin, comment pourraient-elles comprendre ! Si vous êtes pauvre, c’est bien entendu de votre faute. Aussi tâchez de ne rien en montrer ! Il y avait un trou dans ma veste. Un trou également dans les chaussures d’Aga. Les habitants du voisinage ? Peut-être un peu plus pauvre, mais sûrement mieux organisés (devant chaque maison, dès le printemps, les habitants de la région ne perdent pas de temps et rassemblent de grands tas de bois pour la prochaine saison froide). Pourtant, mon petit doigt me dit que ni eux ni moi n’aurions échangé notre place au prix d’un appartement douillet en ville. 

 

Le temps finit par se radoucir. Toute la neige avait fondu. Celle qui glissa du toit emporta la gouttière en passant. Ce n’était pas grave, la gouttière attendrait bien les années. Nous profitâmes du redoux pour sortir dans notre jardin.  Le pare-chocs de la voiture, et la gouttière de la maison.

L’harmonie des pauvres gens !

 

 

<Vert Naufrage 28                                Vert Naufrage 30>