Journal - 11 juillet 2025

 



 

Aujourd’hui, il pleut. Il y a ce vers du poète polonais Leopold Staff que le papa d’Aga aimait à réciter à chaque fois qu’il tombait de l’eau. Je crois qu’il ne connaissait que la première strophe. Par curiosité, j’ai lu le reste du poème. Celui-ci m’a paru plutôt ardu, presque amphigourique, mais cette première strophe est vraiment admirable. Elle évoque immanquablement les sanglots longs de Verlaine. J’ai essayé de la traduire en français, d’en respecter rythme, juste pour en donner une idée. Les puristes de la langue me pardonneront cette trahison j’espère !

 

 O szyby deszcz dzwoni, deszcz dzwoni jesienny
I pluszcze jednaki, miarowy, niezmienny,
Dżdżu krople padają i tłuką w me okno...
Jęk szklany... płacz szklany... a szyby w mgle mokną
I światła szarego blask sączy się senny...
O szyby deszcz dzwoni, deszcz dzwoni jesienny...

 

[Aux carreaux tambourine la pluie de l’automne
Éclabousse en cadence, égale et monotone
De grosses gouttes à ma fenêtre, frappent, se déversent …
Vitre geint… vitre pleure… toute l’eau de l’averse
La grisaille incertaine va, s’épanche et somnole…
Aux carreaux tambourine la pluie de l’automne…]

 


Journal - 8 juillet 2025


 Les buis

Dans notre jardin poussent des buis. A vrai dire, ils poussent un peu n’importe où, au petit bonheur la chance, et ce depuis des années, ici autour des rosiers, devant et derrière la maison, là au pied de la boîte aux lettres. C’est avec l’aide du papa d’Aga que nous les avions plantés. Il en avait fait une véritable culture. Comme les parents d’Aga avaient des buis dans le jardin de leur maison de campagne, le papa dAga en coupait des brins qu’il trempait dans l’eau avec une hormone de bouturage, avant de les mettre dans de petits pots. Régulièrement, nous devions les ramener de Varsovie avec pour mission de les faire prospérer chez nous. Lorsque nous ne venions pas assez souvent, dans l’attente de notre prochaine visite, les buis grossissaient avec nostalgie sur le balcon de l’appartement de Varsovie. Impatient notre prochaine visite, le balcon verdissait avec le temps. Les buis sy démultipliaient comme des petits pains. Il devenait urgent de venir voir les parents pour ramener les précieux pieds à Różynka.

 

Aujourd’hui, malheureusement, les buis sont envahis par la Pyrale du buis. Ce sont des papillons de nuit de couleur grisâtre. Au printemps, les chenilles ont dévoré l’écorce et les feuilles. Nous n’avons pas cherché à les traiter. A la fin du printemps, les arbustes étaient complètement desséchés et il ne nous restait plus qu’à les arracher. Mais la procrastination aidant, personne ne s’en occupa. A la belle saison, des hochequeues vinrent séjourner dans notre jardin. Comme par hasard, ce sont des oiseaux au plumage gris, blanc et noir. Ils ne sont pas très sauvages et nous observent parfois dans le blanc des yeux. En ce moment, il y en a un qui se balade devant la fenêtre de la cuisine, en hochant la queue avec impertinence. J’avais bien remarqué, ce matin, toutes les ailes noires et grises des papillons, arrachées et répandues sur la terrasse. Au début, je n’ai pas fait le rapprochement. Or, voici que notre hochequeue se promène sur la cime du buis. Un papillon s’échappe. L’oiseau se jette dessus et le dévore en dédaignant les ailes.

Depuis quelques jours, certains pieds de buis ont repris du poil de la bête avec leur joli vert printanier. Jusqu’à la prochaine génération de chenilles !

(Quant aux buis de ma maison de campagne, à côté d’Osieck, ils n’ont pas survécu aux pyrales. L’année dernière, en compagnie de sa maman, Aga et moi avions dû couper tous les pieds dans le jardin de la maison de campagne, un jour gris et triste. Je me demande si tous les buis de Różynka connaîtront ce sort. Alors, peut-être, bon gré mal gré, quelqu’un les coupera pour en faire un feu de joie).


Journal - Samedi 5 juillet 2025

 J’ai un voisin français. (Parce que oui, en Warmie, à moins de vingt kilomètres, on peut déjà parler de voisinage). Bref, cet hiver, avec Gaspard, nous étions allés en voiture jusqu’à Nowy-Kawkowo. C’est un tout petit village avec quelques maisons, une vieille église du quinzième siècle et un café-musée au centre. En face du café-musée, un chemin monte dans la campagne au milieu les champs. Gaspard voulait voir les champs de lavande. Une ancienne Varsovienne la cultive et fabrique différents produits cosmétiques. Mais en hiver, le weekend, le café est fermé, la boutique de la marchande de lavande est probablement fermée elle aussi. Nous faisons une partie de ce chemin à pied, puis comme il fait froid à pierre fendre, nous sommes revenons à la voiture en courant. Bien contents de nous réchauffer dans la chaleur de l’automobile.

Je n’y suis retourné accompagné par Aga qu’à fin juin. Il s’avère qu’en montant ce chemin sur un kilomètre, on arrive au pied d’une colline. Sur un vieux panneau, l’inscription « Chill Hill » peinte en jaune clair. La barrière est ouverte. L’herbe a été fauchée. En haut de la colline se dressent plusieurs bâtiments, une maison avec un jardin d’hiver, un atelier et une grange gigantesque. Dans l’atelier, Madame Leticia est en train de donner un cours de poterie à un groupe d’amatrices. Elle nous guide vers son compagnon, François, qui sert justement des cafés et des crêpes dans une petite remorque de marché. Dehors, des tables et des chaises de fortune sont installées entre les arbres, et c’est un véritable berceau de verdure où viennent rêver les nuages et le chant des oiseaux. Les crêpes aux poires et aux caramels sont tout simplement divines. Vont et viennent de jeunes clients allemands qui séjourne dans la maison d’hôte. En arrivant, j’étais loin d’imaginer autant d’animation dans ce trou de verdure. Je connaissais déjà François parce qu’il avait tenté d’ouvrir un café à Olsztyn, mais avait dû fermer boutique après quelques mois. Le café était mal situé je crois. Ici, pas de rues passantes, et pourtant… Quand nous avons fini notre café, le patron nous emmène dans la galerie de poteries du jardin d’hiver. Ce sont surtout des bols et des tasses dont la facture est très Wabi-sabi, ce qui forcément nous plaît énormément. Et nous repartons avec plein de nouvelles tasses à café sous le bras et l’envie de faire découvrir cet endroit à nos amis.

Journal - Mercredi 2 juillet 2025

 La Pavlova tiendrait son nom à celui d’une célèbre étoile du Ballet impérial russe, Anna Pavlova, qui séjourna dans un hôtel de Wellington en 1926. Le chef de l’hôtel aurait donc ainsi baptisé sa création en l’honneur de l’illustre cliente. Ce dessert à base de meringue nappée de Chantilly et de fruits rouges est très pratique quand vous ne savez pas quoi faire de vos blancs d’œuf, et je viens justement de faire des crèmes brûlées (parce que dans les crèmes brûlées, on n’utilise que les jaunes). Et comme Gaspard et Julia sont allés ramasser des cassis et autres fruits des bois et qu’on a acheté des fraises, Aga se met donc dans la confection de ce gâteau aux airs de nuage. Ce qui nous fait deux desserts (la crème brûlée sera pour le petit-déjeuner).

La meringue colle un peu aux dents, c’est très sucré mais irrésistible. Gaspard a aussi ramené des amélanches, parce que les amélanchiers poussent chez nous comme du chiendent. Il faut se dépêcher de les ramasser. Les oiseaux en adorent le goût aigrelet. Lorsque les amélanchiers ont atteint plusieurs mètres, il est alors impossible d’en ramasser les fruits.

Journal - Lundi 24 mars 2025

Le tableau

Le chat Béniou et moi, à nouveau à baguenauder dans la grande prairie solitaire derrière la maison qu’on se croirait dans l’un de ces tableaux d’Andrew Wyeth. Comme souvent, le chat m’emmène au ruisseau pour contempler l’écoulement du ruisseau. Combien d’années en ce lieu reclus ? Tellement que j’ai fini par être imprégné de silence, jusque dans mes atomes.

Hier, sortie cinéma avec nos amis. Nous sommes allés voir Emilia Perez à la séance de quatorze heures. Lorsque Aga me demande ce que j’en pense, j’ai envie de dire que je n’en pense rien, mais je dis autre chose, que le film m’a plu jusqu’à la moitié, que je trouve qu’il y a des longueurs. Avec nos amis, la discussion au café se déroule en polonais, presque sans moi. C’est devenu une habitude. Pourtant, j’apprécie mes amis, leur attention, leur bienveillance. J’essaie de temps en temps de donner la réplique. Comme d’habitude, je ne comprends que la moitié de ce qui se dit. Le temps pour moi de rassembler les mots dans ma tête pour réagir, et la discussion se poursuit déjà sur d’autres sujets. Je finis par me décourager. Je rêvasse en silence. Je finis par être absent.

Demain, à nouveau, j’irai baguenauder avec Béniou le chat dans un autre tableau d’Andrew Wyeth. Là-haut, sur la colline, il y a cette grande bâtisse vide qui me sert de refuge.

À deux pas, le grand monde bouillonne, dangereusement. 

 


Journal - Samedi 22 mars 2025

 Hercule ou le meurtre parfait

Aujourd’hui, températures douces, il y a du soleil le matin, du vent l’après-midi, il a gelé cette nuit. Depuis plus d’une semaine, les bourgeons des sureaux noirs et des saules commencent à s’ouvrir. Aujourd’hui, premières pousses d’orties, d’herbe du goûteux. Première cigogne aperçue à Kwiecewo. Ici et là, des petites fleurs sauvages apparaissent.  

Ces derniers jours, Aga et moi nous sommes pris d’intérêt pour les épisodes d’Hercule Poirot, avec l’acteur David Suchet que nous visionnons les uns après les autres. Une véritable folie ! Au doublage des versions françaises, nous préférons la version originale, ainsi nous pouvons exercer notre anglais. Les sous-titrages automatiques sont souvent totalement incohérents, mais cela m’aide parfois à « décrypter ». Éventuellement, je rembobine le film. Parfois, je demande à Aga, car elle a l'oreille fine et saisit beaucoup plus vite que moi.

J’éprouve de la fascination pour Poirot. J’ai beaucoup d’affection pour ce vieux dandy, maniéré et tiré à quatre épingles qui découpe ses tartines en petits carrés strictement identiques pour y déposer une quantité égale de confiture, avec la symétrique maladive d’un grand maniaque. Le célèbre détective Belge parle de lui-même à la troisième personne, « Poirot parle ainsi pour mettre une saine distance entre lui et son génie », déclare-t-il dans les Douze travaux d’Hercule. Je me tourne vers Aga en lui disant : « Bossman aussi a du génie, mais personne ne l’a encore reconnu ! », ce à quoi Aga acquiesce avec son sourire énigmatique, et de me demander ce qu’elle peut bien penser lorsqu’elle sourit comme ça.

Quoi qu’il en soit, je soupçonne Agatha Christie de tricher. Elle fournit toujours à Poirot des indices auxquels nous, lecteurs, n’avons pas droit. Il faudrait prendre des notes, reconstituer les horaires de chacun et leurs alibis. Y a-t-il des spectateurs qui ont le temps et la motivation de s’adonner à ce jeu ?  L’intrigue est souvent tirée par les cheveux, ce qui avait irrité pas mal de lecteurs du vivant de l’écrivain, mais ces intrigues ne seraient rien si elles n’étaient indissociablement mêlées à la psychologie des personnages. Si Agatha Christie devait écrire à notre époque, comment trouverait-elle nos contemporains ? Elle trouverait peut-être qu’ils manquent de couleur ou de caractère, qu’ils sont à la fois si semblables, si conformes et si incohérents. Comment nouer une intrigue complexe avec des personnes qui passent leur temps à communiquer via les réseaux sociaux sans jamais se croiser et qui ne s’intéressent qu’à la dernière marque de smartphone ou de crème de beauté, qui ne comprennent pas à quel point ils sont manipulés, qui croient faussement qu’ils seront protégés lorsqu’ils auront un peu plus d’argent, ou encore qui n’ont pas vraiment conscience qu’ils sont mortels et qu’un jour, il leur faudra laisser toutes ces apparences derrière eux ?

Et le Poirot contemporain, comment l’imaginer ? Un détective pour millionnaires ? Des millionnaires sur un yacht, rongés par l’ennui et qui s’inventeraient une nouvelle forme de divertissement, le meurtre ? On y est presque. Les victimes sont nombreuses. Le jeu est cynique. Poirot est grassement payé. Il travaille dans un think-tank et travaille à ce que les coupables ne soient jamais découverts. Grâce à la technologie, il a accès à tous les indices, tandis que nous, spectateurs, ne comprenons plus rien à rien. Peut-être sommes-nous complices sans le savoir ? Peut-être sommes-nous à la fois les complices, les meurtriers et les victimes ?

Journal - Samedi 15 mars

 

Le chemin des cimetières

C’est le mois de mars. Malgré le grand soleil, il souffle un vent glacial à Varsovie. Aga, sa maman et moi prenons un bus pour nous rendre au cimetière militaire de Powąski. Nous voulons faire une petite visite à Czesław, le papa d’Aga qui a ses cendres dans le colombarium. La ligne 111 nous conduit jusqu’au quartier de Muranow, juste en face du Musée de l'Histoire des Juifs polonais, appelé autrement le musée Polin. C’est un bâtiment contemporain dont la haute silhouette se dresse au milieu d’un square de la rue Anielewicza. (Mordechaj Anielewicz qui a donné son nom à cette rue était un résistant juif. Il fut commandant d’une organisation juive de combat qui organisa le soulèvement du ghetto juif. Anielewicz et les siens préférèrent se suicider plutôt que de se rendre). Nous sommes assis à l’arrêt de bus et attendons une autre ligne qui nous transportera au cimetière. Le quartier est très propre, avec ses rues bien droites, beaucoup d’arbres, des haies bien taillées, de larges rues. L’aspect du quartier était sûrement très différent avant la seconde guerre mondiale, un peu comme dans le film « Le pianiste » avec Adrien Brody dans le rôle de Szpilman. Les bâtiments étaient plus hauts, évoquant même certains quartiers parisiens (Varsovie était alors surnommé le Paris oriental). Aujourd’hui, cette partie de Muranow évoque une ville provinciale. Si on examinait des photos de la période du ghetto, on se rendrait compte que nous nous déplaçons sur des morts. Il ne fait aucun doute que sous nos pieds gît toute une population sans sépulture. De nombreux juifs, adultes, vieillards ou enfants, sont morts de faim ou de maladie, ont été assassinés ou ont été brûlés vifs dans les immeubles que les nazis avaient incendiés lors du soulèvement. Si ce n’étaient les nombreuses plaques et stèles commémoratives, on ne rendrait même pas compte de la tragédie qui s’est déroulé ici huit décennies plus tôt (il n’y a pas si longtemps). Nous montons dans le bus qui tourne vers le nord et longe le cimetière juif. Dans la prolongation du cimetière se trouvait une sorte de stade, le club sportif Skra. Cet endroit servit de lieu d’exécution. Des fosses communes y furent creusées. Le bus longe ensuite Powązki, le plus grand et l’un des plus anciens cimetières de la capitale, l’équivalent du Père-Lachaise. Notre cimetière à nous est un peu plus loin.

Lorsque nous arrivons, Aga et sa maman achètent toujours des bougies et des fleurs. Nous remplaçons et jetons les vieilles bougies, faisons un peu le ménage au pied du colombarium et ajoutons de nouvelles fleurs, en pot de préférence. Il y a même un petit panier dans lequel Aga dépote et rempote des fleurs au fil des saisons. L’année dernière, Aga avait replanté les bulbes de Muscari d'Arménie dans le gazon entre les allées, juste en face du colombarium. Lorsque nous arrivons, nous avons la surprise de les voir refleurir.

De son vivant, le papa d’Agnieszka a pris part à de nombreuses missions de paix des Nations Unies. La Syrie, Sarajevo, la guerre de l’Iran contre l’Irak, il ne fait nul doute qu’il a plusieurs fois contribué au dialogue et à la paix. Et voilà que, depuis l’au-delà, Czesław, s’est mis au jardin !