Vert Naufrage 24 - Cannes

 La compagnie aérienne que j’avais surpayée ne m’a toujours pas reversé mon argent. Me voilà de nouveau au fond. Enfin, façon de parler. D’autre part, je ne suis pas seul.

C’est arrivé la première fois alors qu'Aga avait décidé de vérifier l’état de nos comptes. Nous n’avions pas touché salaire depuis longtemps car nous voulions arranger la maison au minimum pour pouvoir y vivre. Il y aurait eu maintes choses à faire pour améliorer notre sort, mais dans l’immédiat, nous devions nous contenter de terminer le support de la cuvette de douche qui était assez profonde. C’est le plombier Radek qui l’avait ainsi installée avec de la colle à carrelage. L’installation que j’avais faite moi-même la veille au soir s’était avérée défectueuse. Mon ciment friable comme un biscuit d’abbaye s’était évanoui sous les coups de marteau de l’artisan. Moi, je me balançais d’un pied à l’autre, partagé entre la honte et le rire jaune. Nous avions bien tout l’équipement, lavabo, wc, baignoire et douche, mais à quoi bon puisqu’il n’y avait pas d’eau…

Une fois que plombier fut rentré chez lui, ma femme m’annonça qu’il ne nous restait plus que sept-cents zlotys. Après un soupir de désespoir, je lui dis que j’aurais bien aimé avoir eu plus vite vent de l’état de nos caisses. C’est tout ce que je trouvais à dire. Au fond de moi barbotait une sorte d’homuncule odieux, toujours prêt à imputer la faute aux autres. J’en rougis et demande pardon au monde entier, c’est à dire à Aga. C’était le début de l’hiver. L’hiver allait encore durer assez longtemps. Là où nous habitions, au fin fond de la Varmie, les hivers sont longs, encore plus longs si vous ne trouvez pas de travail. Deux mois plus tard, par un beau matin, il ne restait plus que soixante-dix zlotys dans un vieux porte-monnaie suspendu à la clenche de la porte de notre chambre et dans lequel ni elle ni moi n’osions plus regarder de peur de n’y rien trouver. La semaine suivante, nous allâmes fouiner à son insu dans la tirelire de notre fils chéri.

Jusqu’à présent, j’en ai bien ri, d’un rire un peu jaune, mais absolument dénué de tristesse. Ma femme rit avec moi. Nous nous mîmes à rire parce que nous n’avions plus un sous. Nous rîmes comme des imbéciles, d’un fou rire nerveux et paradoxal, nous moquant du monde entier qui angoissait pour le lendemain.

Ouf ! Comme dans l’histoire de Jacques et le haricot magique, nous n’avions plus rien.

Mes proches me vinrent en aide. La situation se répéta au printemps, alors que les grenouilles croassaient dans la mare. Avant que la situation ne se répète une troisième fois, je téléphonai à une amie en France qui pourrait me donner du travail pour un petit mois, de quoi renflouer un peu la caisse trouée du destin. Un beau matin, je quittai notre belle maison de briques rouges ; sur le quai de la gare, je quittai ma femme et mon fils, ravi de pouvoir agir et faire quelque-chose de concret. J’allai à Cannes pour y enseigner le français pendant un mois.

Arrivé dans ma famille, en France, je mesurais à quel point j’étais devenu aphasique dans ma langue maternelle. Il me fallut une demi-journée pour retrouver mon éloquence naturelle. Mon beau-frère qui était venu me chercher me trouva même un petit accent polonais. Peste soit de la vie à la campagne ! En état de ruralisation avancée, comment lutter ? Je pris ensuite un train pour Cannes. Cannes est une ville sans intérêt. Du béton, des rues, des palmiers, une mer trop bleue, trop chaude, une plage trop peuplée. L’eau n’étant guère attirante en ces circonstances, j’en profitai pour prendre un bain de foule. Et je recommençai à pratiquer la méditation que j’avais laissé tomber depuis trop longtemps. Je fus accueilli par une ancienne amie de l’université, Sandrine, fort occupée à gérer le camp linguistique où je donnais des cours de français. En vérité, même si Sandrine m’hébergeait, elle était la plupart du temps absente. Je garde un très bon souvenir de ce travail qui m’évoquait mes premières années à l’école de langue de Varsovie. À Cannes, je découvris le promontoire de la Castre avec son château et son église, le seul endroit qui me plut réellement et où je me réfugiai pour lire des sutras anciens sur les terres pures. Je m’y sentis seul, extrêmement seul, mais cela me convenait je crois.

L’un de mes collègues Irlandais qui enseignait l’anglais m’apprit qu’il se rendait régulièrement à l’église de la Castre pour assister à la messe. L’église de Notre-Dame d’Espérance est une bonne grosse bâtisse de pierre dans un style plutôt roman. On y accède depuis la ville en grimpant une ruelle pentue. Or j’y avais moi-même mis les pieds un dimanche. Je m’étais dit que ce serait peut-être plus intéressant d’y mettre les pieds pendant une cérémonie, non pas par foi religieuse, mais pour les souvenirs que je gardais des messes de mon enfance, comme on regarderait de vieilles photos de vacances. J’accompagnais souvent ma mère à l’église de Feings dans l’Orne. J’adorais y aller à cause des cloches qu’il fallait sonner soi-même en tirant sur une très grosse corde de crin. Comme tous les autres gamins et encouragé par le curé, je tirais comme un beau diable. La corde me soulevait de deux bons mètres. Quel jeu fabuleux, un jeu grâce auquel j’étais devenu, par gratitude peut-être, un véritable petit têtard de bénitier. J’en étais presque devenu impatient de faire ma communion et conversais parfois avec le bon Dieu.

 En assistant à la liturgie, tous ces souvenirs firent irruption et, sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, je me mis à pleurnicher comme une Madeleine. Les fidèles qui m’entouraient me jetaient parfois des coups d’œil. Et comme le sermon du prêtre était tout ce qu’il y avait de plus stupide et banal, dans une veine ultra-conservatrice et culpabilisante, ces braves gens devaient se poser bien des questions sur l’origine de ces larmes. S’agissait-il de larmes de repentir ou d’une tragédie arrivée dans ma vie ? Je pleurais (et je crois que je riais en même temps du comique la situation). Sortir de cette église fut un véritable soulagement.

 

 

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