Vert Naufrage 25 - Août 2010

 Rentré en Pologne, retrouver mon jardin en plein été fut pour moi un bonheur rare, comme si aucun autre lieu, aucun autre paysage ne put éveiller en moi un tel sentiment.  J’étais assis là, devant une véritable prairie en fleurs, sur notre fauteuil design, repeint en vert l’année précédente, comme pour l’occasion. Les herbes déjà folles avaient pris encore de l’ampleur et la « pelouse » commençait à devenir sincèrement impraticable. Mais peu m’importait. Reines des près, rudbeckias, achillées et origans flottaient au vent comme d’innombrables cerfs-volants dans la lumière dorée du couchant. Les sauvages mélisses s’étaient mêlées aux soucis domestiqués par ma femme, savante ouvrière du jardin. Une fois installé, combien je fus surpris de voir cette énorme masse de parfums de couleurs trembler sous mes yeux, comme un mirage, comme une personne heureuse des retrouvailles. De tous ceux qui accueillirent mon retour, ce fut le jardin le plus éloquent, et je soupçonne chacun d’avoir mis la main à la pâte de cette étourdissante bienvenue. 

Je passai la semaine suivante à faucher toutes ces herbes hautes et ces fleurs. Tâche ingrate et idiote dans tous les sens du terme. 

L’opération s’avéra fastidieuse. Jusqu’au jour où mon voisin m’expliqua que la lame de ma faux devait subir une sorte d’opération qui consistait à écraser un peu le fil de la lame pour le rendre plus fin. Comme j’avais fauché l’herbe devant sa porte, en échange, il aiguisa la lame de ma faux comme une lame de rasoir.

Le jardin, encore loin de correspondre à notre idéal, possède cependant une beauté propre, une vibration. Il rime avec les collisions environnantes de l’horizon, chante avec la forêt dont la silhouette se découpe à quelques pas de là, accueillant d’innombrables créatures comme un nid gigantesque, réserve parfois des surprises. Nous y avons des prunes minuscules mais délicieuses. Certaines, inaccessibles, brillent tout là-haut dans l’azur, comme une nourriture réservée aux anges. Chacun sa part. Moi, je prendrai celles qui sont à portée de main.

Après mon retour, notre situation financière s’améliora nettement. Cependant, comment aménager ce jardin qui, une fois de plus, s’était mis à pousser comme un sauvage. Mon beau-père nous prêta son cultivateur.


Dans la voiture, ma femme lisait les instructions du cultivateur. Il faut prendre soin de débarrasser le terrain des gros cailloux, des racines et des branches. L’appareil doit toujours être accompagné de sa fidèle notice, et s’il lui arrive de changer de mains, le nouveau propriétaire doit l’avoir parcourue de long en large, apprise par cœur, et répandue comme la bonne nouvelle. Comme l’appareil fonctionne à la fée électrique et que celle-ci déteste la pluie, il n’est pas question de solliciter ses services et de l’importuner lorsque surviennent les précipitations. Il faut prendre soin du câble qui ne doit pas être exposé aux flammes, ni aux produits gras comme l’huile sainte. Cette notice lancinante commençait à me tourner les esprits comme le chant d’un griot. Mes paupières se fermaient. J’étais en train de fournir un effort considérable pour fixer mon attention sur la route, lorsque tout à coup, mon fils déclara : « Ce motoculteur et moi on doit avoir des gènes en commun parce que moi non plus j’aime pas le gras ! » 

Alors que la voiture commençait à faire un léger encart, je donnai un coup de volant et me trouvai à nouveau éveillé, les yeux bien attachés au ruban de bitume. Qui sait si, ce jour-là, Gaspard ne nous a pas sauvé d’une sortie de route. 

 

<Vert Naufrage 24                                           Vert Naufrage 26>

Vert Naufrage 24 - Cannes

 La compagnie aérienne que j’avais surpayée ne m’a toujours pas reversé mon argent. Me voilà de nouveau au fond. Enfin, façon de parler. D’autre part, je ne suis pas seul.

C’est arrivé la première fois alors qu'Aga avait décidé de vérifier l’état de nos comptes. Nous n’avions pas touché salaire depuis longtemps car nous voulions arranger la maison au minimum pour pouvoir y vivre. Il y aurait eu maintes choses à faire pour améliorer notre sort, mais dans l’immédiat, nous devions nous contenter de terminer le support de la cuvette de douche qui était assez profonde. C’est le plombier Radek qui l’avait ainsi installée avec de la colle à carrelage. L’installation que j’avais faite moi-même la veille au soir s’était avérée défectueuse. Mon ciment friable comme un biscuit d’abbaye s’était évanoui sous les coups de marteau de l’artisan. Moi, je me balançais d’un pied à l’autre, partagé entre la honte et le rire jaune. Nous avions bien tout l’équipement, lavabo, wc, baignoire et douche, mais à quoi bon puisqu’il n’y avait pas d’eau…

Une fois que plombier fut rentré chez lui, ma femme m’annonça qu’il ne nous restait plus que sept-cents zlotys. Après un soupir de désespoir, je lui dis que j’aurais bien aimé avoir eu plus vite vent de l’état de nos caisses. C’est tout ce que je trouvais à dire. Au fond de moi barbotait une sorte d’homuncule odieux, toujours prêt à imputer la faute aux autres. J’en rougis et demande pardon au monde entier, c’est à dire à Aga. C’était le début de l’hiver. L’hiver allait encore durer assez longtemps. Là où nous habitions, au fin fond de la Varmie, les hivers sont longs, encore plus longs si vous ne trouvez pas de travail. Deux mois plus tard, par un beau matin, il ne restait plus que soixante-dix zlotys dans un vieux porte-monnaie suspendu à la clenche de la porte de notre chambre et dans lequel ni elle ni moi n’osions plus regarder de peur de n’y rien trouver. La semaine suivante, nous allâmes fouiner à son insu dans la tirelire de notre fils chéri.

Jusqu’à présent, j’en ai bien ri, d’un rire un peu jaune, mais absolument dénué de tristesse. Ma femme rit avec moi. Nous nous mîmes à rire parce que nous n’avions plus un sous. Nous rîmes comme des imbéciles, d’un fou rire nerveux et paradoxal, nous moquant du monde entier qui angoissait pour le lendemain.

Ouf ! Comme dans l’histoire de Jacques et le haricot magique, nous n’avions plus rien.

Mes proches me vinrent en aide. La situation se répéta au printemps, alors que les grenouilles croassaient dans la mare. Avant que la situation ne se répète une troisième fois, je téléphonai à une amie en France qui pourrait me donner du travail pour un petit mois, de quoi renflouer un peu la caisse trouée du destin. Un beau matin, je quittai notre belle maison de briques rouges ; sur le quai de la gare, je quittai ma femme et mon fils, ravi de pouvoir agir et faire quelque-chose de concret. J’allai à Cannes pour y enseigner le français pendant un mois.

Arrivé dans ma famille, en France, je mesurais à quel point j’étais devenu aphasique dans ma langue maternelle. Il me fallut une demi-journée pour retrouver mon éloquence naturelle. Mon beau-frère qui était venu me chercher me trouva même un petit accent polonais. Peste soit de la vie à la campagne ! En état de ruralisation avancée, comment lutter ? Je pris ensuite un train pour Cannes. Cannes est une ville sans intérêt. Du béton, des rues, des palmiers, une mer trop bleue, trop chaude, une plage trop peuplée. L’eau n’étant guère attirante en ces circonstances, j’en profitai pour prendre un bain de foule. Et je recommençai à pratiquer la méditation que j’avais laissé tomber depuis trop longtemps. Je fus accueilli par une ancienne amie de l’université, Sandrine, fort occupée à gérer le camp linguistique où je donnais des cours de français. En vérité, même si Sandrine m’hébergeait, elle était la plupart du temps absente. Je garde un très bon souvenir de ce travail qui m’évoquait mes premières années à l’école de langue de Varsovie. À Cannes, je découvris le promontoire de la Castre avec son château et son église, le seul endroit qui me plut réellement et où je me réfugiai pour lire des sutras anciens sur les terres pures. Je m’y sentis seul, extrêmement seul, mais cela me convenait je crois.

L’un de mes collègues Irlandais qui enseignait l’anglais m’apprit qu’il se rendait régulièrement à l’église de la Castre pour assister à la messe. L’église de Notre-Dame d’Espérance est une bonne grosse bâtisse de pierre dans un style plutôt roman. On y accède depuis la ville en grimpant une ruelle pentue. Or j’y avais moi-même mis les pieds un dimanche. Je m’étais dit que ce serait peut-être plus intéressant d’y mettre les pieds pendant une cérémonie, non pas par foi religieuse, mais pour les souvenirs que je gardais des messes de mon enfance, comme on regarderait de vieilles photos de vacances. J’accompagnais souvent ma mère à l’église de Feings dans l’Orne. J’adorais y aller à cause des cloches qu’il fallait sonner soi-même en tirant sur une très grosse corde de crin. Comme tous les autres gamins et encouragé par le curé, je tirais comme un beau diable. La corde me soulevait de deux bons mètres. Quel jeu fabuleux, un jeu grâce auquel j’étais devenu, par gratitude peut-être, un véritable petit têtard de bénitier. J’en étais presque devenu impatient de faire ma communion et conversais parfois avec le bon Dieu.

 En assistant à la liturgie, tous ces souvenirs firent irruption et, sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, je me mis à pleurnicher comme une Madeleine. Les fidèles qui m’entouraient me jetaient parfois des coups d’œil. Et comme le sermon du prêtre était tout ce qu’il y avait de plus stupide et banal, dans une veine ultra-conservatrice et culpabilisante, ces braves gens devaient se poser bien des questions sur l’origine de ces larmes. S’agissait-il de larmes de repentir ou d’une tragédie arrivée dans ma vie ? Je pleurais (et je crois que je riais en même temps du comique la situation). Sortir de cette église fut un véritable soulagement.

 

 

<Vert Naufrage 23                                           Vert Naufrage 25>

Journal 1.12.24


 

En août 2024, je me suis remis à peindre. C’est un tableau de Francis Newton Souza qui a tout déclenché. Souza est un peintre du XXe siècle de Bombay. J’avais été impressionné par l’énergie de ses peintures qui se caractérisent par des larges traits noirs séparant différentes zones de couleur ou de représentation, et surtout par le caractère de ses portraits, à la fois brut et dégageant une incroyable délicatesse.

J’ai tout de suite voulu le suivre. Et j’ai vite compris que ce chemin exigerait du temps et du travail. Autodidacte, me voilà aux prises avec des couleurs, des pinceaux, des mélanges à base d’eau ou d’autres produits dont je ne comprends pas la finalité, avec des grains de toile, des imperfections qui peuvent devenir outils, des outils parfaits et, dans mes mains, devenus inutiles soit par manque de savoir-faire, soit parce qu’inapproprié par rapport à la « vision » de mon projet.

 

1/12/24

Aujourd’hui, j’ai eu une discussion avec Aga, une conversation très curieuse. J’étais allongé sur le canapé et Aga était assise légèrement derrière moi (du coin de l’œil, je pouvais percevoir sa silhouette assise). Elle m’a posé une question à propos de cette peinture de trois personnages dans un paysage hivernal. Que représentaient-ils pour moi, et pourquoi portaient-ils une sorte de trompe à la place du nez ? J’ai immédiatement répondu qu’il s’agissait du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un peu en plaisantant j’avoue, bien que l’idée de trinité ne soit pas tout-à-fait absente du tableau. Ensuite, j’ai ajouté que, pour moi, ces personnages représentaient une quête. En écrivant ces lignes, je dois tenter de me souvenir des émotions qui ont conduit à la réponse, car je ne me souviens pas exactement des mots. Aga me dit alors qu’elle comprenait mieux ce tableau. Mes personnages ne sont pas tout-à-fait humains, ils représentent plutôt des « forces » qui sont présentent dans la nature, des forces que je ressens en moi et qui cherchent à « surgir ». Leur regard à l'apparence perlée est inversé, tourné vers un espace qui n’est pas situé devant eux, mais au cœur de l’être. Ces êtres non-humains manifestent la recherche de ma relation avec l’harmonie, avec l’ordre cosmique (une harmonie ou un ordre dynamique, et donc qui change et se mute en son contraire en se faisant parfois disharmonie et désordre). Cette force dynamique est exprimée par leur visage colérique. Il ne s’agit pas d’une colère humaine. Il s’agit d’une colère qui est l’expression d’une énergie créatrice, dynamique, transformatrice. Quant aux traits sombres et aux ombres, elles m’ont été inspirées par Souza, elles expriment un rythme, un battement, une sorte de musique destinée à faire danser la lumière et les couleurs.

 

03.12.24

 

En poursuivant ma réflexion sur ce que j’ai envie de faire en dessinant ou en peignant, j’en arrive à la conclusion qu’il s’agit pour moi d'entretenir un dialogue avec l’indicible. Les religions sont galvaudées en ce sens qu’elles n’offrent pas de moyens d’expression satisfaisantes. L’art - quant à lui - est la première et la dernière religion. Il ne cherche pas à s’imposer, il n’évangélise pas, ne prétend pas vous sauver ni vous offrir la libération. A l’instar de la religion, il pourrait très bien vous enfermer dans une sorte de conformisme, mais il peut également vous en libérer à condition d’agir de façon désintéressée.

Il s’agit donc de ce qu’on appellerait une discipline, plutôt qu’un credo. La discipline implique une action, le credo une sorte d’opinion. La discipline est dynamique et peut évoluer.

L’art peut englober nos émotions et nos paradoxes. Les religions n’aiment pas les émotions (alors qu’elles en sont souvent le jouet). L’art interroge et ne dicte rien.