A ce qu'on m'a dit, maître Feng avait d'abord pratiqué le métier de jardinier. Je me souviens que sa silhouette
m’accompagnait souvent durant ces jours difficiles. Je l’imaginais volontiers,
m’écoutant, conversant avec moi, interlocuteur précieux et attentif. Je dois préciser que, dans ses conversations, maître Feng n’était présent ni en
chair ni en os. Il était pourtant à mes yeux plus tangible que certaines
personnes autour de nous. Je l’avais rencontré à Varsovie, bien avant de
déménager, car il donnait des cours de Qi Gong pour vivre. Chose incroyable, ce Taiwanais de
petit taille aux cheveux gris et à la barbe blanche était venu en Pologne en
1988, juste avant la célèbre table ronde et les réformes de 89. Était-ce parce
qu’il ne maîtrisait pas le polonais? maître Feng (appelons-le ainsi car j’ai oublié son
vrai nom) ne disait jamais rien
et se contentait de nous montrer les gestes à suivre avec une patience très orientale. Ses clients l’appréciaient justement pour sa réserve et sa
bienveillance. Lorsqu’on lui faisait part de nos petites histoires, on sentait
pourtant une capacité d’écoute peu ordinaire, un peu comme si l’espace entre ses
oreilles (qu'il avait un peu décollées) eut pu contenir l’univers tout entier. L’expression « l’univers
tout entier » n’a peut-être pas beaucoup de sens, il n’empêche que sa capacité
d’écoute m’impressionnait, elle brillait et illuminait tous ceux qui
l’approchaient. Lors du dernier cours auquel j’ai pu assister (peu
de temps avant notre déménagement à la campagne), maître Feng m’avait regardé
longuement dans les yeux. Puis il me sortit dans un polonais parfait :
« Mon ami, je serai toujours avec toi. Ne cesse jamais de t’exercer! Et ce que tu dois combattre, tu
le sauras bien toi-même ! Bonne chance ! » Nous nous serrâmes
dans les bras ; c’était pour moi étrange de serrer cet homme si fluet
qu’il vous semblait comme une plume d’oiseau, mais une plume qui vous aurait
projeté au sol et immobilisé sans difficulté le cas échéant. Depuis ce jour,
Feng a tenu sa promesse. Feng ne m’a jamais quitté. Alléluia !
J’avais désormais ce jardinier chinois qui hantait le fond de mon jardin. Maître
Feng aimait laisser bercer au vent sa barbe blanche et éparse. Ses yeux étaient
tout aussi énigmatiques que les oracles du Livre des Transformations. À part
élever des tigres, des tortues et des dragons, notre jardinier s’employait
parfois à nous offrir quelques bons conseils :
« Installez un banc vers le Sud-est, en bois de préférence ! »
« Plantez des arbustes au feuillage permanent le long de la route ! Si
vous y mettez aussi quelques cailloux, de sorte qu’ils évoquent une
montagne, vous vous protégerez de la mauvaise influence de la route qui est, en
fait, une rivière ! »
« Semez des fleurs Jaunes et blanches au Sud-ouest, le jaune est la
couleur de l’or, le blanc la couleur de l’argent. Vous augmenterez ainsi vos
chances d’améliorer l’état de vos finances ! »
Monsieur Feng était bien aimable, mais comme je n’étais pas bien sûr du
bien-fondé de ses arguments, je négligeai ses conseils.
Le temps passe et ne suffit pas à effectuer toutes les tâches nécessaires. Les fleurs jaunes n'ont pas été plantées, et l’état de nos finances s’empire.
Lorsque
nous fîmes le filtre phytosanitaire, les ouvriers durent creuser plusieurs
trous à l’aide d’une pelleteuse. Les ouvriers, en règle générale, ne se
préoccupent guère que de ce pour quoi on les paie. Aussi, une fois qu’ils
eurent fini le travail, notre jardin ressemblait à un terrain
de rugby après une longue série de matchs laborieux. Difficile de ne pas avoir
un jardin massacré lorsqu’une pelleteuse vient y faire un petit tour. Bon, il
est vrai qu’il n’y poussait que des orties, des framboisiers et des pissenlits,
mais j’eus un petit pincement au cœur en me souvenant des délicieuses framboises qu’on dégustait au petit déjeuner,
En notre absence, mû par le désir de bien faire, l’opérateur de la
pelleteuse déposa la terre glaise à côté du trou et l’écrasa plusieurs fois
sous la cuillère pour bien l’égaliser. Cela ne ressemblait plus qu’à un champ
de boue, plat certes ! Mais pour quoi faire ? Chez nous, on ne joue pas au
rugby.
Tapi au fond du jardin, en hibernation, ou peut-être vexé que nous ne tînmes
pas suffisamment compte de ses bons conseils, le professeur Feng ne montra plus
signe de vie de toute la mauvaise saison. Les dragons et les tigres dormirent à
poing fermés. Notre maison ne ressemblait plus qu’à un bloc suspendu au milieu
du froid et de l’obscurité, un bloc sans âme, livré aux vents mauvais et aux
chutes de neige.
Et ce qui devait arriver arriva. Le monde entier, ou presque, nous oublia. Nous
fûmes comme cernés d’une épaisse muraille de silence, enfermés au milieu de
notre terrain de boue. Plus aucune information n’entrait ni ne sortait. Le
téléphone ne sonnait jamais. Sans les jolies lettres que m’envoyait ma famille,
je serais devenu moi-même un sanglier, un vilain sanglier au regard mesquin.
Maintenant, je sais ! Lorsque vous avez habité longtemps en un même
lieu, vous avez créé des liens, des liens visibles avec les gens, avec les
plantes et même les objets, des liens invisibles avec les morts, avec les
ancêtres ...
« Avec d’autres êtres tout aussi invisibles que les liens invisibles,
invisibles dans le sens qu’on ne peut les concevoir », précise le
professeur Feng.
Les choses invisibles sont le dada du professeur. Parfois il me fait penser
au professeur Tournesol dont la surdité n’est que la métaphore de son esprit,
si différent du nôtre, nous qui sommes des êtres ordinaires. Le professeur
Tournesol et le professeur Feng appartiennent à la même catégorie : celle
des êtres célestes.
« Vous vous êtes arrachés d’un lieu à un autre, où même le vieux chêne
savait que vous n’étiez pas du coin, ajouta-t-il pour mieux se faire
comprendre.
— J’espère qu’il a fini par nous adopter, dis-je.
— Le chêne fait maintenant partie de votre famille,
sans l’ombre d’un doute. Il vous protégera.