L’hiver
La porte de la cave, était
située à l’extérieur, en contrebas, juste à gauche de la porte d’entrée. C’était
une lourde porte de bois à laquelle on accédait par des escaliers envahis de
lierre. Elle avait été recouverte à la sauvette d’une peinture orange qui
tirait à présent sur le brun. Une serrure dorée en protégeait l’ouverture. On ne
pouvait en apercevoir l’intérieur que par une lucarne toute crasseuse. Quelques vieux
bocaux contenaient encore ce qui ressemblait à des fruits dans leur jus. D’inquiétantes potions semblaient dormir là depuis la nuit des temps, attendant pernicieusement qu’un audacieux y trempe les
lèvres. De ces épais murs de pierre émanait le froid. On devinait un couloir,
un passage obscur, une descente. Parfois Gasper venait se pencher à la lucarne
pour y jouer de la voix, étonné que celle-ci se fît caverneuse. Bien que la
cave nous fût interdite, un chat sauvage et quelques souris y avaient libre accès.
Nous n’avions jamais eu la clé entre les mains. J’aurais voulu en forcer l’ouverture,
mais Aga ne tenait pas à ce que j’abîme la porte. Moi-même n’étant pas versé
dans l’art de la serrurerie, la porte demeura fermée, comme par un sortilège,
à l’instar du charme inquiétant jeté par notre décision folle et qui nous liait à cette demeure.
Nous aurions voulu suivre
les conseils de monsieur Feng, réveiller ce jardin qui nous avait enchantés au
cœur de l’été. Mais à présent que la terre était gelée, il n’y avait plus rien
à faire, que survivre et attendre. Jamais hiver ne nous parut plus long. Les
poêles qui nous chauffaient furent les éléments-clés, les objets de toute mon
attention, de tous mes efforts, de toutes mes fatigues, car tout simplement, il
fallait les nourrir, les bourrer jusqu’à la gueule de bois, encore et encore.
Lorsque faute de temps, je ne les nourrissais pas suffisamment, la température
de la maison baissait. Leur capacité thermique suffisait pour rester assez
chaud douze heures, mais au-delà, la température commençait à baisser
sensiblement. Après une absence de deux jours, il fallait garder les manteaux
en entrant dans la maison. Lorsqu’une maison n’a pas été chauffée pendant
des années, ses murs absorbent toutes les calories comme une éponge. Ils
contiennent de l’humidité qui ne s’évacue pas facilement. Humides, les murs ont
tendance à se refroidir plus vite.
A cette saison, une route
enneigée nous conduit chaque matin vers la ville. Mais pouvons-nous parler d’une
route ? La navigation s’avère délicate. Il faut mettre la seconde vitesse à
plein régime pour franchir les congères. La coque de la voiture tangue. Aussi
loin que porte la vue, c’est un horizon blanc, entrecoupé çà et là d’îlots, de
récifs encore plus blancs. Le moteur de notre Clio dorée grognait dans un
roulis de neige et de glace. Brave et fidèle moteur.
Nous roulions et nous voguions
dans la froide immensité, en priant les anges du ciel de ne pas glisser dans le
fossé. Car que serait-il advenu de nous, frêles créatures à sang chaud, au milieu
d’un océan de neige.
La
neige était tombée à gros flocons. Dans le soir qui tombait, la lune brillait
dans la féérie du jardin. Notre haie, tant chargée de l’épais manteau blanc qu’elle
arrivait à hauteur des pieds, faisait une sérénade aux branches des mélèzes, si
grosses de neige qu’elles évoquaient des lampions argentés. À chaque chute de neige, la même chose. Je
pestais en songeant à tous nos problèmes de transport, au froid, à la nuit.
Mais au fond du cœur, le gosse se réjouissait. D’ailleurs, il en aurait voulu
encore et encore. Alors pourquoi râler. Gasper, lui, n’eut pas de problème de
ce côté-là. Alors, c’était décidé. On ferait comme Gasper, on ne râlerait plus
après la neige. On se roulerait dedans jusqu’à en perdre le souffle. On ferait
des igloos. On la mangerait comme une barbe-à-papa.
Lorsque le soir nous rentrions
à la maison, il ne faisait pas toujours aussi chaud que nous l’aurions souhaité.
Je devais me changer, mettre des bottes, aller à l’appentis à la lueur d’une
lampe de poche blafarde. Le froid ne fut pas le plus grand problème pour couper
le bois. À agiter la hache, difficile d’avoir froid. L’obscurité, par contre !
Suspendue là-bas entre Cassiopée et le Lion La fenêtre de la cuisine n’éclairait
rien du tout. Après avoir choisi à tâtons de belles bûches de hêtre, je les
fendais en morceaux assez petits pour entrer dans le poêle et prendre
facilement. Le tout étant de savoir frapper au bon endroit dans la pénombre pour
la fendre. Une fois prêt, mon tas de bois partait vite en fumée. Nourrir le
poêle, s’en occuper, le garder bien chaud. Un travail à plein temps. Un moment
d’inattention et le feu s’épuise. Et la chaleur fuit.
J’eus
une drôle de sensation, comme une hallucination auditive, comme si au loin, dans
mon sommeil, on frappait à la porte. Avait-on réellement frappé à la porte au
cours de la nuit ? Inquiet, je me levai, allai vérifier. Un froid mordant
m’accueillit en plein visage, devant moi, les collines, les éternelles
collines, blanches, mortuaires comme des linceuls.
Les traces
Hivers rigoureux. Depuis notre arrivée, nous découvrions au fur et à mesure
la rudesse du climat. Chaque année est une découverte. Chaque hiver s’avère un
peu plus rude que le précédent.
Il n’y eut pas d’automne cette année-là. Les feuilles eurent à peine le
temps de tomber, et la neige fit son apparition. Il faudrait à nouveau déneiger
la voiture, franchir les congères comme on franchit des vagues, et surtout
redoubler de prudence.
Ce soir-là, un de mes élèves ayant annulé sa leçon, nous pûmes rentrer plus
tôt que de coutume. Cela me laisserait le temps de faire une belle flambée pour
réchauffer la maison. Nous rentrâmes donc par des chemins détournés. Avec toute
cette épaisseur de neige, les pistes qui parcourent la campagne ne sont pas
moins praticables que les routes, et peut-être sont-elles un peu moins
glissantes. Nous profitions du jour qui déclinait pour observer les traces
innombrables laissées dans la neige. On devinait les pattes d’un oiseau. Les
traces innombrables des chevreuils, des renards ou des chiens qui semblaient
avoir erré sans fin, en long en large et en travers dans la blancheur
immaculée. Aga remarqua combien leurs motifs étaient chaotiques, à quel point
elles ne suivaient aucune logique et partaient sans ordre dans tous les sens,
telles les armées napoléoniennes en déroute au retour de Russie. Ici, une biche
avait fait trois tours, était revenue sur ses pas, puis avait continué sa route
en zigzag vers le nord. Là, les pas d’un renard suivaient approximativement le
chemin, faisant semblant de s’en écarter vers l’ouest, puis revenaient au pas
de charge pour couper la route. On aurait dit un tableau de James Pollock.
Toutes les traces dépassaient tant et si bien le sens de la logique humaine que
nous partîmes d’un grand fou rire. Par mégarde, mon pied enfonça
l’accélérateur, la voiture quitta la route, fit un étrange zigzag dans le champ
pour aller finalement s’embourber.
Quand le tracteur nous eut tirés de là, il fallut installer le pare-chocs dans
le coffre. L’automobile qui avait perdu son pare-chocs avant évoquait désormais
un crâne humain sans sa mâchoire inférieure. A la maison, je dus redoubler
d’astuce pour l’attacher avec du fil de fer.