Vert Naufrage 21 - La toilette



 

 

Si on m’avait proposé de faire ma toilette dans une cuvette à proximité d’un radiateur, sans en avoir fait l’expérience, j’aurais sûrement trouvé l’idée farfelue. En revanche, si vous avez l’occasion de prendre un bain à côté d’un poêle de masse, vous constaterez combien sa douce chaleur rayonnante est plaisante. Des ondes invisibles vous réchauffent directement la peau. On a presque moins froid nu qu’habillé.  La toilette devant le poêle fut l’un de mes rares plaisirs en ce rude hiver.  Si j’avais eu une de ces fameuses baignoires en forme de tonneaux, le plaisir eût été complet. Comme nous n’avions pas toujours beaucoup d’eau, nous faisions fondre de la neige dans une grande marmite. Gaspar a eu droit à cette toilette tous les soirs après l’école et ne s’en portait pas plus mal. On s’habitue très vite au manque d’eau courante. Les gestes ne sont pas beaucoup plus compliqués. Réchauffer l’eau dans la marmite, la verser, ce sont des gestes simples. Seulement, tout cela prend plus de temps qu’à l’aide d’un robinet.

 

Comme à son habitude, notre chien Stat’ vint s’allonger au coin du poêle, en s’y appuyant franchement le dos tant que celui-ci ne serait pas trop chaud. Il s’en éloigna aussitôt que la paroi devint brûlante et choisit justement cet instant pour se laver. Stat’ se lavait bruyamment. Aussi bruyamment qu’il était un gros chien. Je ne sais trop s’il tentait de tirer sur ses puces ou ses poils avec les dents, mais ces bruits de déglutition, de tétée, de succion étaient franchement écœurant, indisposant, et drôle.

Aga, se mit à imiter les aboiements d’un chien.

Imita-t-elle un aboiement ou aboya-t-elle réellement ?

Stat’ émit un geignement de surprise. Ce qui conduit Aga à grogner et à aboyer à nouveau, comme pour confirmer ce qu’elle voulait dire.

Aga : Grr whouh !

Stat’ résigné : Ouh !

Mon fils : On dirait que Stat’ comprend maman.

Aga nous regarda d’un air énigmatique.

Je ne sais pas ce que ma femme dit au chien à ce moment-là, mais celui-ci fit très attention tous les jours qui suivirent de ne pas faire tant de bruit. De nous trois, c’était certainement elle qui comprenait le mieux l’animal. Cette compréhension pour nos amis les bêtes me séduisait. J’aimais Aga pour l’incroyable empathie dont elle avait fait preuve à maintes reprises pour le monde des bêtes et des plantes. Je m’étonnai à peine qu’elle put communiquer dans le langage du chien.

 

 

<Vert Naufrage 20                                           Vert Naufrage 22>

Vert Naufrage 20 - L'hiver

 La porte de la cave, était située à l’extérieur, en contrebas, juste à gauche de la porte d’entrée. C’était une lourde porte de bois à laquelle on accédait par des escaliers envahis de lierre. Elle avait été recouverte à la sauvette d’une peinture orange qui tirait à présent sur le brun. Une serrure dorée en protégeait l’ouverture. On ne pouvait en apercevoir l’intérieur que par une lucarne toute crasseuse. Quelques vieux bocaux contenaient encore ce qui ressemblait à des fruits dans leur jus. Dinquiétantes potions semblaient dormir là depuis la nuit des temps, attendant pernicieusement qu’un audacieux y trempe les lèvres. De ces épais murs de pierre émanait le froid. On devinait un couloir, un passage obscur, une descente. Parfois Gasper venait se pencher à la lucarne pour y jouer de la voix, étonné que celle-ci se fît caverneuse. Bien que la cave nous fût interdite, un chat sauvage et quelques souris y avaient libre accès. Nous n’avions jamais eu la clé entre les mains. J’aurais voulu en forcer l’ouverture, mais Aga ne tenait pas à ce que j’abîme la porte. Moi-même n’étant pas versé dans l’art de la serrurerie, la porte demeura fermée, comme par un sortilège, à l’instar du charme inquiétant jeté par notre décision folle et qui nous liait à cette demeure.

 

Nous aurions voulu suivre les conseils de monsieur Feng, réveiller ce jardin qui nous avait enchantés au cœur de l’été. Mais à présent que la terre était gelée, il n’y avait plus rien à faire, que survivre et attendre. Jamais hiver ne nous parut plus long. Les poêles qui nous chauffaient furent les éléments-clés, les objets de toute mon attention, de tous mes efforts, de toutes mes fatigues, car tout simplement, il fallait les nourrir, les bourrer jusqu’à la gueule de bois, encore et encore. Lorsque faute de temps, je ne les nourrissais pas suffisamment, la température de la maison baissait. Leur capacité thermique suffisait pour rester assez chaud douze heures, mais au-delà, la température commençait à baisser sensiblement. Après une absence de deux jours, il fallait garder les manteaux en entrant dans la maison.  Lorsqu’une maison n’a pas été chauffée pendant des années, ses murs absorbent toutes les calories comme une éponge. Ils contiennent de l’humidité qui ne s’évacue pas facilement. Humides, les murs ont tendance à se refroidir plus vite.

 

A cette saison, une route enneigée nous conduit chaque matin vers la ville. Mais pouvons-nous parler d’une route ? La navigation s’avère délicate. Il faut mettre la seconde vitesse à plein régime pour franchir les congères. La coque de la voiture tangue. Aussi loin que porte la vue, c’est un horizon blanc, entrecoupé çà et là d’îlots, de récifs encore plus blancs. Le moteur de notre Clio dorée grognait dans un roulis de neige et de glace. Brave et fidèle moteur.

Nous roulions et nous voguions dans la froide immensité, en priant les anges du ciel de ne pas glisser dans le fossé. Car que serait-il advenu de nous, frêles créatures à sang chaud, au milieu d’un océan de neige.

 

La neige était tombée à gros flocons. Dans le soir qui tombait, la lune brillait dans la féérie du jardin. Notre haie, tant chargée de l’épais manteau blanc qu’elle arrivait à hauteur des pieds, faisait une sérénade aux branches des mélèzes, si grosses de neige qu’elles évoquaient des lampions argentés.  À chaque chute de neige, la même chose. Je pestais en songeant à tous nos problèmes de transport, au froid, à la nuit. Mais au fond du cœur, le gosse se réjouissait. D’ailleurs, il en aurait voulu encore et encore. Alors pourquoi râler. Gasper, lui, n’eut pas de problème de ce côté-là. Alors, c’était décidé. On ferait comme Gasper, on ne râlerait plus après la neige. On se roulerait dedans jusqu’à en perdre le souffle. On ferait des igloos. On la mangerait comme une barbe-à-papa.

Lorsque le soir nous rentrions à la maison, il ne faisait pas toujours aussi chaud que nous l’aurions souhaité. Je devais me changer, mettre des bottes, aller à l’appentis à la lueur d’une lampe de poche blafarde. Le froid ne fut pas le plus grand problème pour couper le bois. À agiter la hache, difficile d’avoir froid. L’obscurité, par contre ! Suspendue là-bas entre Cassiopée et le Lion La fenêtre de la cuisine n’éclairait rien du tout. Après avoir choisi à tâtons de belles bûches de hêtre, je les fendais en morceaux assez petits pour entrer dans le poêle et prendre facilement. Le tout étant de savoir frapper au bon endroit dans la pénombre pour la fendre. Une fois prêt, mon tas de bois partait vite en fumée. Nourrir le poêle, s’en occuper, le garder bien chaud. Un travail à plein temps. Un moment d’inattention et le feu s’épuise. Et la chaleur fuit.

 

J’eus une drôle de sensation, comme une hallucination auditive, comme si au loin, dans mon sommeil, on frappait à la porte. Avait-on réellement frappé à la porte au cours de la nuit ? Inquiet, je me levai, allai vérifier. Un froid mordant m’accueillit en plein visage, devant moi, les collines, les éternelles collines, blanches, mortuaires comme des linceuls.

 

 

 

<Vert Naufrage 19                                            Vert Naufrage 21>

 

Vert Naufrage 19 - Le jardinier chinois

 A ce qu'on m'a dit, maître Feng avait d'abord pratiqué le métier de jardinier. Je me souviens que sa silhouette m’accompagnait souvent durant ces jours difficiles. Je l’imaginais volontiers, m’écoutant, conversant avec moi, interlocuteur précieux et attentif. Je dois préciser que, dans ses conversations, maître Feng n’était présent ni en chair ni en os. Il était pourtant à mes yeux plus tangible que certaines personnes autour de nous. Je l’avais rencontré à Varsovie, bien avant de déménager, car il donnait des cours de Qi Gong pour vivre. Chose incroyable, ce Taiwanais de petit taille aux cheveux gris et à la barbe blanche était venu en Pologne en 1988, juste avant la célèbre table ronde et les réformes de 89. Était-ce parce qu’il ne maîtrisait pas le polonais? maître Feng (appelons-le ainsi car jai oublié son vrai nom) ne disait jamais rien et se contentait de nous montrer les gestes à suivre avec une patience très orientale. Ses clients l’appréciaient justement pour sa réserve et sa bienveillance. Lorsqu’on lui faisait part de nos petites histoires, on sentait pourtant une capacité d’écoute peu ordinaire, un peu comme si l’espace entre ses oreilles (qu'il avait un peu décollées) eut pu contenir l’univers tout entier. L’expression « l’univers tout entier » n’a peut-être pas beaucoup de sens, il nempêche que sa capacité d’écoute m’impressionnait, elle brillait et illuminait tous ceux qui l’approchaient. Lors du dernier cours auquel j’ai pu assister (peu de temps avant notre déménagement à la campagne), maître Feng m’avait regardé longuement dans les yeux. Puis il me sortit dans un polonais parfait : « Mon ami, je serai toujours avec toi. Ne cesse jamais de t’exercer! Et ce que tu dois combattre, tu le sauras bien toi-même ! Bonne chance ! » Nous nous serrâmes dans les bras ; c’était pour moi étrange de serrer cet homme si fluet qu’il vous semblait comme une plume d’oiseau, mais une plume qui vous aurait projeté au sol et immobilisé sans difficulté le cas échéant. Depuis ce jour, Feng a tenu sa promesse. Feng ne m’a jamais quitté. Alléluia !

J’avais désormais ce jardinier chinois qui hantait le fond de mon jardin. Maître Feng aimait laisser bercer au vent sa barbe blanche et éparse. Ses yeux étaient tout aussi énigmatiques que les oracles du Livre des Transformations. À part élever des tigres, des tortues et des dragons, notre jardinier s’employait parfois à nous offrir quelques bons conseils :

 

 « Installez un banc vers le Sud-est, en bois de préférence ! » 

« Plantez des arbustes au feuillage permanent le long de la route ! Si vous y mettez aussi quelques cailloux, de sorte qu’ils évoquent une montagne, vous vous protégerez de la mauvaise influence de la route qui est, en fait, une rivière ! »

« Semez des fleurs Jaunes et blanches au Sud-ouest, le jaune est la couleur de l’or, le blanc la couleur de l’argent. Vous augmenterez ainsi vos chances d’améliorer l’état de vos finances ! »

Monsieur Feng était bien aimable, mais comme je n’étais pas bien sûr du bien-fondé de ses arguments, je négligeai ses conseils.

Le temps passe et ne suffit pas à effectuer toutes les tâches nécessaires. Les fleurs jaunes n'ont pas été plantées, et l’état de nos finances s’empire.

 

            Lorsque nous fîmes le filtre phytosanitaire, les ouvriers durent creuser plusieurs trous à l’aide d’une pelleteuse. Les ouvriers, en règle générale, ne se préoccupent guère que de ce pour quoi on les paie. Aussi, une fois qu’ils eurent fini le travail, notre jardin ressemblait à un terrain de rugby après une longue série de matchs laborieux. Difficile de ne pas avoir un jardin massacré lorsqu’une pelleteuse vient y faire un petit tour. Bon, il est vrai qu’il n’y poussait que des orties, des framboisiers et des pissenlits, mais j’eus un petit pincement au cœur en me souvenant des délicieuses framboises qu’on dégustait au petit déjeuner,

En notre absence, mû par le désir de bien faire, l’opérateur de la pelleteuse déposa la terre glaise à côté du trou et l’écrasa plusieurs fois sous la cuillère pour bien l’égaliser. Cela ne ressemblait plus qu’à un champ de boue, plat certes ! Mais pour quoi faire ? Chez nous, on ne joue pas au rugby.

 

Tapi au fond du jardin, en hibernation, ou peut-être vexé que nous ne tînmes pas suffisamment compte de ses bons conseils, le professeur Feng ne montra plus signe de vie de toute la mauvaise saison. Les dragons et les tigres dormirent à poing fermés. Notre maison ne ressemblait plus qu’à un bloc suspendu au milieu du froid et de l’obscurité, un bloc sans âme, livré aux vents mauvais et aux chutes de neige.

Et ce qui devait arriver arriva. Le monde entier, ou presque, nous oublia. Nous fûmes comme cernés d’une épaisse muraille de silence, enfermés au milieu de notre terrain de boue. Plus aucune information n’entrait ni ne sortait. Le téléphone ne sonnait jamais. Sans les jolies lettres que m’envoyait ma famille, je serais devenu moi-même un sanglier, un vilain sanglier au regard mesquin.

Maintenant, je sais ! Lorsque vous avez habité longtemps en un même lieu, vous avez créé des liens, des liens visibles avec les gens, avec les plantes et même les objets, des liens invisibles avec les morts, avec les ancêtres ...

« Avec d’autres êtres tout aussi invisibles que les liens invisibles, invisibles dans le sens qu’on ne peut les concevoir », précise le professeur Feng.

Les choses invisibles sont le dada du professeur. Parfois il me fait penser au professeur Tournesol dont la surdité n’est que la métaphore de son esprit, si différent du nôtre, nous qui sommes des êtres ordinaires. Le professeur Tournesol et le professeur Feng appartiennent à la même catégorie : celle des êtres célestes.

« Vous vous êtes arrachés d’un lieu à un autre, où même le vieux chêne savait que vous n’étiez pas du coin, ajouta-t-il pour mieux se faire comprendre.

— J’espère qu’il a fini par nous adopter, dis-je.

— Le chêne fait maintenant partie de votre famille, sans l’ombre d’un doute. Il vous protégera.   
 
 

 

 

<Vert Naufrage 18                                            Vert Naufrage 20>

Vert Naufrage 18 - La station service

« Notre station n’a pas pour vocation de vous vendre de l’eau du robinet ! » m’expliqua la directrice de la station-service, sortie exprès de son bureau pour me prévenir qu’elle n’accepterait plus ma présence avec des jerricanes à la main dans leurs toilettes (le seul endroit où se trouvait le robinet d’eau courante). J’avais proposé de payer l’eau, mais rien n’y fit. Heureusement, on pouvait trouver à Olsztyn beaucoup d’autres stations essence où les employés et propriétaires acceptaient volontiers que je fasse le plein de mes bidons pour une somme modique, mais qui dépassait largement le prix de quatre jerricanes de vingt litres. Parfois, quelqu’un me regardait d’un œil suspicieux. D’autres fois, au contraire, on me posait des questions sur ma situation, pourquoi je n’avais pas l’eau courante, la propriétaire d’une autre station m’avait expliqué qu’elle avait vécu la même chose et que je ne devais pas payer. Elle s’enquérait parfois, toujours par pure empathie, si nous allions bientôt faire creuser un puits.

Avant d’aller chercher Gaspard à l’école, je faisais donc faire le plein d’eau avant de rentrer en voiture. Pour boire, on achetait l’eau en bouteille. J’étais donc en permanence de corvée d’eau. J’étais aussi de corvée de bois. Nous en achetions plusieurs stères avant l’automne. Une fois rentré, dans l’obscurité et la neige, j’allais à l’appentis, équipé d’une pauvre lampe de poche et d’une hache. Cette époque me paraît aujourd’hui lointaine, Dieu merci ! Je trouvais pourtant qu’il y avait quelque chose d’héroïque, de romantique même à couper des bûches dans la nuit à la faible lueur d’une petite torche électrique pendue à un fil.

Depuis, notre vie semble n’avoir jamais cessé d’être pendue à un fil, à pas grand-chose. Que quelque chose rompe, et c’est tout l’équilibre qui est menacé. Ainsi, j’alternais ces corvées d’eau et de bois tout un hiver, puis deux, puis trois, plusieurs années à vrai dire.

 

 

 

<Vert Naufrage 17                                            Vert Naufrage 19>