Hercule ou le meurtre parfait
Aujourd’hui, températures
douces, il y a du soleil le matin, du vent l’après-midi, il a gelé cette nuit.
Depuis plus d’une semaine, les bourgeons des sureaux noirs et des saules
commencent à s’ouvrir. Aujourd’hui, premières pousses d’orties, d’herbe du
goûteux. Première cigogne aperçue à Kwiecewo. Ici et là, des petites fleurs sauvages
apparaissent.
Ces derniers
jours, Aga et moi nous sommes pris d’intérêt pour les épisodes d’Hercule Poirot,
avec l’acteur David Suchet que nous visionnons les uns après les autres. Une
véritable folie ! Au doublage des versions françaises, nous préférons la
version originale, ainsi nous pouvons exercer notre anglais. Les sous-titrages
automatiques sont souvent totalement incohérents, mais cela m’aide parfois à « décrypter ». Éventuellement, je rembobine le film. Parfois, je demande à Aga, car elle a l'oreille fine et saisit beaucoup plus vite que moi.
J’éprouve de la
fascination pour Poirot. J’ai beaucoup d’affection pour ce vieux dandy, maniéré
et tiré à quatre épingles qui découpe ses tartines en petits carrés strictement
identiques pour y déposer une quantité égale de confiture, avec la symétrique maladive
d’un grand maniaque. Le célèbre détective Belge parle de lui-même à la
troisième personne, « Poirot parle ainsi pour mettre une saine distance
entre lui et son génie », déclare-t-il dans les Douze travaux d’Hercule. Je
me tourne vers Aga en lui disant : « Bossman aussi a du génie, mais
personne ne l’a encore reconnu ! », ce à quoi Aga acquiesce avec son
sourire énigmatique, et de me demander ce qu’elle peut bien penser lorsqu’elle
sourit comme ça.
Quoi qu’il en
soit, je soupçonne Agatha Christie de tricher. Elle fournit toujours à Poirot
des indices auxquels nous, lecteurs, n’avons pas droit. Il faudrait prendre des
notes, reconstituer les horaires de chacun et leurs alibis. Y a-t-il des
spectateurs qui ont le temps et la motivation de s’adonner à ce jeu ? L’intrigue est souvent tirée par les cheveux,
ce qui avait irrité pas mal de lecteurs du vivant de l’écrivain, mais ces intrigues
ne seraient rien si elles n’étaient indissociablement mêlées à la psychologie
des personnages. Si Agatha Christie devait écrire à notre époque, comment
trouverait-elle nos contemporains ? Elle trouverait peut-être qu’ils
manquent de couleur ou de caractère, qu’ils sont à la fois si semblables, si
conformes et si incohérents. Comment nouer une intrigue complexe avec des personnes
qui passent leur temps à communiquer via les réseaux sociaux sans jamais se
croiser et qui ne s’intéressent qu’à la dernière marque de smartphone ou de crème
de beauté, qui ne comprennent pas à quel point ils sont manipulés, qui croient faussement
qu’ils seront protégés lorsqu’ils auront un peu plus d’argent, ou encore qui n’ont
pas vraiment conscience qu’ils sont mortels et qu’un jour, il leur faudra
laisser toutes ces apparences derrière eux ?
Et le Poirot
contemporain, comment l’imaginer ? Un détective pour millionnaires ? Des
millionnaires sur un yacht, rongés par l’ennui et qui s’inventeraient une
nouvelle forme de divertissement, le meurtre ? On y est presque. Les
victimes sont nombreuses. Le jeu est cynique. Poirot est grassement payé. Il
travaille dans un think-tank et travaille à ce que les coupables ne soient
jamais découverts. Grâce à la technologie, il a accès à tous les indices,
tandis que nous, spectateurs, ne comprenons plus rien à rien. Peut-être sommes-nous
complices sans le savoir ? Peut-être sommes-nous à la fois les complices,
les meurtriers et les victimes ?