Journal - Lundi 24 mars 2025

Le tableau

Le chat Béniou et moi, à nouveau à baguenauder dans la grande prairie solitaire derrière la maison qu’on se croirait dans l’un de ces tableaux d’Andrew Wyeth. Comme souvent, le chat m’emmène au ruisseau pour contempler l’écoulement du ruisseau. Combien d’années en ce lieu reclus ? Tellement que j’ai fini par être imprégné de silence, jusque dans mes atomes.

Hier, sortie cinéma avec nos amis. Nous sommes allés voir Emilia Perez à la séance de quatorze heures. Lorsque Aga me demande ce que j’en pense, j’ai envie de dire que je n’en pense rien, mais je dis autre chose, que le film m’a plu jusqu’à la moitié, que je trouve qu’il y a des longueurs. Avec nos amis, la discussion au café se déroule en polonais, presque sans moi. C’est devenu une habitude. Pourtant, j’apprécie mes amis, leur attention, leur bienveillance. J’essaie de temps en temps de donner la réplique. Comme d’habitude, je ne comprends que la moitié de ce qui se dit. Le temps pour moi de rassembler les mots dans ma tête pour réagir, et la discussion se poursuit déjà sur d’autres sujets. Je finis par me décourager. Je rêvasse en silence. Je finis par être absent.

Demain, à nouveau, j’irai baguenauder avec Béniou le chat dans un autre tableau d’Andrew Wyeth. Là-haut, sur la colline, il y a cette grande bâtisse vide qui me sert de refuge.

À deux pas, le grand monde bouillonne, dangereusement. 

 


Journal - Samedi 22 mars 2025

 Hercule ou le meurtre parfait

Aujourd’hui, températures douces, il y a du soleil le matin, du vent l’après-midi, il a gelé cette nuit. Depuis plus d’une semaine, les bourgeons des sureaux noirs et des saules commencent à s’ouvrir. Aujourd’hui, premières pousses d’orties, d’herbe du goûteux. Première cigogne aperçue à Kwiecewo. Ici et là, des petites fleurs sauvages apparaissent.  

Ces derniers jours, Aga et moi nous sommes pris d’intérêt pour les épisodes d’Hercule Poirot, avec l’acteur David Suchet que nous visionnons les uns après les autres. Une véritable folie ! Au doublage des versions françaises, nous préférons la version originale, ainsi nous pouvons exercer notre anglais. Les sous-titrages automatiques sont souvent totalement incohérents, mais cela m’aide parfois à « décrypter ». Éventuellement, je rembobine le film. Parfois, je demande à Aga, car elle a l'oreille fine et saisit beaucoup plus vite que moi.

J’éprouve de la fascination pour Poirot. J’ai beaucoup d’affection pour ce vieux dandy, maniéré et tiré à quatre épingles qui découpe ses tartines en petits carrés strictement identiques pour y déposer une quantité égale de confiture, avec la symétrique maladive d’un grand maniaque. Le célèbre détective Belge parle de lui-même à la troisième personne, « Poirot parle ainsi pour mettre une saine distance entre lui et son génie », déclare-t-il dans les Douze travaux d’Hercule. Je me tourne vers Aga en lui disant : « Bossman aussi a du génie, mais personne ne l’a encore reconnu ! », ce à quoi Aga acquiesce avec son sourire énigmatique, et de me demander ce qu’elle peut bien penser lorsqu’elle sourit comme ça.

Quoi qu’il en soit, je soupçonne Agatha Christie de tricher. Elle fournit toujours à Poirot des indices auxquels nous, lecteurs, n’avons pas droit. Il faudrait prendre des notes, reconstituer les horaires de chacun et leurs alibis. Y a-t-il des spectateurs qui ont le temps et la motivation de s’adonner à ce jeu ?  L’intrigue est souvent tirée par les cheveux, ce qui avait irrité pas mal de lecteurs du vivant de l’écrivain, mais ces intrigues ne seraient rien si elles n’étaient indissociablement mêlées à la psychologie des personnages. Si Agatha Christie devait écrire à notre époque, comment trouverait-elle nos contemporains ? Elle trouverait peut-être qu’ils manquent de couleur ou de caractère, qu’ils sont à la fois si semblables, si conformes et si incohérents. Comment nouer une intrigue complexe avec des personnes qui passent leur temps à communiquer via les réseaux sociaux sans jamais se croiser et qui ne s’intéressent qu’à la dernière marque de smartphone ou de crème de beauté, qui ne comprennent pas à quel point ils sont manipulés, qui croient faussement qu’ils seront protégés lorsqu’ils auront un peu plus d’argent, ou encore qui n’ont pas vraiment conscience qu’ils sont mortels et qu’un jour, il leur faudra laisser toutes ces apparences derrière eux ?

Et le Poirot contemporain, comment l’imaginer ? Un détective pour millionnaires ? Des millionnaires sur un yacht, rongés par l’ennui et qui s’inventeraient une nouvelle forme de divertissement, le meurtre ? On y est presque. Les victimes sont nombreuses. Le jeu est cynique. Poirot est grassement payé. Il travaille dans un think-tank et travaille à ce que les coupables ne soient jamais découverts. Grâce à la technologie, il a accès à tous les indices, tandis que nous, spectateurs, ne comprenons plus rien à rien. Peut-être sommes-nous complices sans le savoir ? Peut-être sommes-nous à la fois les complices, les meurtriers et les victimes ?

Journal - Samedi 15 mars

 

Le chemin des cimetières

C’est le mois de mars. Malgré le grand soleil, il souffle un vent glacial à Varsovie. Aga, sa maman et moi prenons un bus pour nous rendre au cimetière militaire de Powąski. Nous voulons faire une petite visite à Czesław, le papa d’Aga qui a ses cendres dans le colombarium. La ligne 111 nous conduit jusqu’au quartier de Muranow, juste en face du Musée de l'Histoire des Juifs polonais, appelé autrement le musée Polin. C’est un bâtiment contemporain dont la haute silhouette se dresse au milieu d’un square de la rue Anielewicza. (Mordechaj Anielewicz qui a donné son nom à cette rue était un résistant juif. Il fut commandant d’une organisation juive de combat qui organisa le soulèvement du ghetto juif. Anielewicz et les siens préférèrent se suicider plutôt que de se rendre). Nous sommes assis à l’arrêt de bus et attendons une autre ligne qui nous transportera au cimetière. Le quartier est très propre, avec ses rues bien droites, beaucoup d’arbres, des haies bien taillées, de larges rues. L’aspect du quartier était sûrement très différent avant la seconde guerre mondiale, un peu comme dans le film « Le pianiste » avec Adrien Brody dans le rôle de Szpilman. Les bâtiments étaient plus hauts, évoquant même certains quartiers parisiens (Varsovie était alors surnommé le Paris oriental). Aujourd’hui, cette partie de Muranow évoque une ville provinciale. Si on examinait des photos de la période du ghetto, on se rendrait compte que nous nous déplaçons sur des morts. Il ne fait aucun doute que sous nos pieds gît toute une population sans sépulture. De nombreux juifs, adultes, vieillards ou enfants, sont morts de faim ou de maladie, ont été assassinés ou ont été brûlés vifs dans les immeubles que les nazis avaient incendiés lors du soulèvement. Si ce n’étaient les nombreuses plaques et stèles commémoratives, on ne rendrait même pas compte de la tragédie qui s’est déroulé ici huit décennies plus tôt (il n’y a pas si longtemps). Nous montons dans le bus qui tourne vers le nord et longe le cimetière juif. Dans la prolongation du cimetière se trouvait une sorte de stade, le club sportif Skra. Cet endroit servit de lieu d’exécution. Des fosses communes y furent creusées. Le bus longe ensuite Powązki, le plus grand et l’un des plus anciens cimetières de la capitale, l’équivalent du Père-Lachaise. Notre cimetière à nous est un peu plus loin.

Lorsque nous arrivons, Aga et sa maman achètent toujours des bougies et des fleurs. Nous remplaçons et jetons les vieilles bougies, faisons un peu le ménage au pied du colombarium et ajoutons de nouvelles fleurs, en pot de préférence. Il y a même un petit panier dans lequel Aga dépote et rempote des fleurs au fil des saisons. L’année dernière, Aga avait replanté les bulbes de Muscari d'Arménie dans le gazon entre les allées, juste en face du colombarium. Lorsque nous arrivons, nous avons la surprise de les voir refleurir.

De son vivant, le papa d’Agnieszka a pris part à de nombreuses missions de paix des Nations Unies. La Syrie, Sarajevo, la guerre de l’Iran contre l’Irak, il ne fait nul doute qu’il a plusieurs fois contribué au dialogue et à la paix. Et voilà que, depuis l’au-delà, Czesław, s’est mis au jardin !

Journal - 22 février 2025

 

22 février 2025

Un dimanche.

Depuis le début de l’année, je guette les levers de soleil, je surveille avidement les minutes de jour gagnées sur l’obscurité. Ce matin, il a fait son apparition à six heures, montrant sa bonne bouille rouge entre les grands sapins. Comme tous les matins, je réchauffe le café de la veille dans une petite gamelle. Puis je fais un feu dans le poêle du salon avant qu’Aga ne se lève. Bientôt, le soleil va se refléter sur la neige. Le chat va me réclamer des jeux et des promenades, mais d’abord, je dois aller courir, puis faire du Tai-Chi, puis prendre ma douche. Tout cela dure de longues minutes, de longues heures, et l’existence du chat s’écoule sans jeu et sans promenade.

La route est bien dégagée, mais à l’horizon, les champs et les bosquets enneigés m’évoquent certains paysages de Bruegel. Cependant le ciel n’est pas gris, mais d’un bleu pâle et lumineux. Le chant puissant des grues réveille l’écho des collines. La route bordée de ses tilleuls nus grimpe vers le nord. A l’est, les labours du voisin s’élèvent vers l’orée de la forêt, à l’ouest, une prairie d’herbes desséchées descend vers un immense plan d’eau, point de villégiature de centaines d’oiseaux migrateurs. Je ne cours pas très vite. D’habitude, je ne fais même pas un kilomètre avant de faire demi-tour et de courir dans l’autre sens, mais ce matin, il y a comme un air de printemps alors je continue de grimper la route en marchant. Je souhaite pouvoir partager ce bonheur avec le monde entier. C’est le bonheur d’un dimanche ensoleillé, comme un dimanche de fête, comme le dimanche du jour de ma communion.  Je devais avoir neuf ou dix ans.

Avec maman, nous nous étions mis d’accord sur les personnes à inviter. Maman tenait à voir Louis et Suzanne. Il y avait bien entendu mon parrain Jean-François. Peut-être y avait-il aussi Georges et Christiane. À vrai dire, je ne me souviens plus très bien qui était de la fête. Pour moi, c’était plutôt une corvée et j’avais hâte d’avoir prononcé ma partie du discours à l’église, d’être rentré chez nous et de me débarrasser de cet habit tellement ridicule. Maman était très pieuse. En tout cas, c’est ainsi qu’elle se voyait à l’époque. Et c’est à elle que je pense à présent en marchant dans la lumière du matin. Aucune tristesse dans l’air, mais plutôt cette atmosphère de fête, de renouveau. Je ressens sa présence. Les invités vont bientôt arriver. La table est dressée d’une nappe blanche et ce bonheur surgit de mes plus lointains souvenirs d’enfance et submerge le monde entier. La plupart des gens qui passent sur la route l’ignorent, mais les grues et moi, nous savons.