Le chat, les couleurs, juin 2010
Tout l’hiver, un gros chat noir et blanc vint se nourrir au compost. Le premier compost était entouré de pieux et de planches pour empêcher que son contenu ne se répande mais aussi pour en cacher la laideur. Et si nous y jetions des restes de viande ou de poisson, d’aussi loin qu’il était, le chat venait dans les minutes qui suivaient. J’ignorais s’il avait des maîtres mais je supposai que non. Son regard de voyou nous surveillait avec dédain, tandis qu’il arborait quelques belles cicatrices ; je ne l’aurais pas laissé pas seul en compagnie de mes propres chats.
Pour faire le compost on
utilisait maintenant un vieux tonneau sans fond. Bien que le bord en soit très
fin, le chat s’y hissa sans difficultés. Gaspard et moi l’observâmes avec beaucoup
d’intérêt par la fenêtre de la cuisine. Après avoir donné un coup d’œil de
chaque côté, il plongea et disparut à l’intérieur de la barrique. Avec beaucoup
de malice, nous nous mîmes à crier pour lui faire peur. La tête du chat, un peu
inquiet, réapparut un moment. « Ah ! C’est vous ! » pensa-t-il.
Rassuré, il disparut à nouveau pour continuer son festin d’épluchures surgelées.
Il ne nous craignait pas vraiment. Un bandit comme lui est assez psychologue
pour savoir de qui il devait se méfier. Ce ne sont d’ailleurs pas les tortionnaires
de chats qui manquaient. Un chasseur de notre village avait fait entendre
parler de lui en leur coupant les oreilles.
Bon, c’était décidé. Ce
printemps, j’allais suivre les indications de Feng. Il y avait un gros tas de
sacs de chaux blanche devant la fenêtre de la cuisine. Recouvert d’une bâche
noire, il n’y avait rien de tel pour nous gaspiller le paysage. Notre cour
ressemblait à celle d’une ferme à l’abandon. Il était grand temps de corriger
cette impression. Donc, j’allai :
1/ Mettre ce gros tas de chaux en
sacs de 50 kg à l’abri des regards.
2/ Boucher la terre qui s’était
affaissée autours de la fosse d’épuration.
3/ Nettoyer le tas de ferrailles
qui accueillait les visiteurs.
4/ Entourer de planches le tas de
compost informe au fond du jardin (le vieux tonneau avait fini par se
désagréger sous l’effet de l’humidité).
Une fois tout le bazar liquidé, j’eus
comme une sorte de vision. Je vis des couleurs. Elles semblaient provenir des
murs de la maison, elles m’envahissaient et me remplissaient. Cette maison possédait
une âme, c’était indéniable. Je me mis donc à la peinture à l’huile.
Juin 2010
Mon jardin ressemblait maintenant
à un océan.
Chaque jour qui passait me faisait
ressentir combien je n’étais en rien le propriétaire de ces lieux. Non, ce n’était
pas mon jardin, ce n’était pas mon coin de paradis sur terre. Cette idée était
farfelue, biaisée, fondée sur un mensonge que je m’étais raconté. Car c’est moi
qui faisais partie du jardin, lutteur pathétique, tentant sans succès de
maîtriser les herbes folles qui le submergeaient. Les seuls massifs que nous
avions réussi à apprivoiser ressemblaient à des îlots éparpillés, nos
légumes et nos fleurs, à des rescapés solitaires de la marée verte. Le vent
agitait avec grâce les nombreuses graminées qui en profitaient pour répandre un
peu plus leur graines. J’avais renoncé à en devenir le jardinier, pas de
tracteur, ni de tondeuse, mais une faux que l’on sortait rarement et que je ne
savais même pas affûter correctement. Les seules mauvaises herbes que nous nous
sentions autorisés à arracher étaient les chardons, les orties, le chiendent et
la bardane. Le reste poussa impunément, avec le bénéfice du doute pour acquis.
Nous nous fîmes les complices heureux de cette corruption verte, corruption
accélérée par les pluies abondantes du printemps.
Je sais ! Nous étions loin
du modèle commun du jardinage, des belles images des catalogues et guides en
tout genre, mais nous en tirions aussi des bénéfices remarquables. Les plats
que nous cuisinions avaient gagné en saveur. Le lierre terrestre (ne pas
confondre avec le lierre tout court qui est toxique) accompagnait délicieusement
la viande et l’omelette. Il suffisait de se baisser pour le ramasser. Sauge,
thym, menthe sauvage, oseille, basilique, leur goût s’avéra très différent de
celui des herbes en sachet. Il y avait bien des herbes aromatiques dans le jardin
de mon enfance, mais j’avais oublié comment c’était bon ! Paradoxalement, bien
que nos moyens fussent de plus en plus limités, les plats que nous mangions gagnaient
en saveur.
« Il n’y a pas de restaurant
qui offre de cuisine meilleure que celle de ta maman ! » répétais-je
à Gaspard aussi souvent que je le pouvais. Peut-être un jour s’en souviendrait-il.
Même si j’eus parfois du mal à savoir ce qui lui plaisait j’étais certain qu’il
développerait un goût pour ce qui est bon. Les pains aux oignons de Varmie, les
pizzas maison, les tisanes de camomille ou de menthe, la sauge, les pains aux
orties, le yaourt aux herbes sauvages. Avec le recul du temps, je sais que je
ne m’étais pas trompé.