Vert Naufrage 26 - Le travail

 Nous sommes perméables comme des éponges, des ectoplasmes errants à la surface des mondes. Pour le monde réel, en revanche, vous pouvez très bien devenir parfaitement invisible. Il y a quelques temps, dans les bureaux de l’office du travail, Aga poursuivait sa recherche d’un emploi. Téléphoner, envoyer des lettres, des Curriculum Vitae, effectuer des recherches sur l’internet : tâche répétitive, et lorsqu’elle ne donne pas de résultat, c’est parfaitement épuisant. Ce fut vraiment éreintant de passer son temps à se demander pourquoi la destinée ne voulait pas de nous, pourquoi des murs invisibles se dressaient autour de nous. Du reste, s’interroger de cette manière ne nous aida en rien à résoudre nos problèmes.

Avant leur départ pour la chasse, les hommes de la préhistoire effectuaient probablement des rites ou des danses pour « prier » l’esprit de l’animal, celui du gnou ou du bison de se laisser capturer. Qui veut conquérir une ville ou un pays doit demander du fond du cœur à cette ville ou ce pays de l’accepter, non comme un conquérant mais comme un hôte.  J’eus cette révélation ce matin-là en allant avec Aga à l’office du travail – Le Grand Esprit de la ville : un conglomérat d’âmes. Lorsque vous connaissez peu de monde dans un pays, les chances de vous y enraciner sont maigres. Logique ! Si vous y avez quelques amis, vos chances augmentent de manière significative. Sinon vous devez effectuer une danse rituelle pour conquérir l’esprit et le cœur des forces indigènes !

Dans certains pays d’Europe, comme les Cornouailles ou l’Irlande, si vous êtes un être humain, il vous suffirait de vous rendre au pub du coin, et votre petit rite s’accomplirait de lui-même par la danse des tournées offertes aux esprits des lieux. Dans d’autres contrées, les indigènes se chargent eux-mêmes de vous initier à la vie de la communauté. En revanche, par ici, les habitants me semblaient (me semblaient seulement) discrets et méfiants, exactement comme j'étais froid et méfiant à leur égard, ou à l'inverse, curieux et indiscrets. Aujourd’hui, je sais que c’est totalement faux, les Varmiens sont le plus souvent généreux et solidaires.

Voilà donc l’illumination que j’eus ce matin-là tandis que la voiture traversait la forêt : puisque tous ces gens sont catholiques, alors ma démarche devait s’inscrire dans cet environnement ? Peut-être me mettrai-je à genoux devant Jésus et prierai pour que les braves habitants de ces contrées acceptent de nous donner du travail ? Peut-être devrais-je me faire baptiser une deuxième fois ?

Cette opération n’était pas aussi évidente qu’elle y paraissait ainsi couchée sur le papier. Il ne suffisait pas de se mettre à genoux, mains jointes et de parler à la représentation d’un homme qui aurait vécu il y a deux-mille ans.

Absolument pas ; ce n’était pas de cela qu’il s’agissait ! Dans notre corps et au-delà de notre corps existe une lumière que chacun peut percevoir, cette lumière qui embaume les dimanches et les églises, les sutras et les fleuves sacrés. Cette lumière est à la fois dans le monde et hors des mondes. On peut utiliser les portes de l’imagination pour la sentir, les images saintes, les musiques sacrées et les ondes alpha. Elle semble être portée par le vent en été, par le pas des hommes en procession, par les cérémonies d’enterrement, par certaines formes de cumulo-nimbus à la sortie des cérémonies d’ouverture des jeux Olympiques. Elle peut-être tout simplement dans votre cœur, au beau milieu, un noyau extrêmement brillant, l’esprit de tous les êtres, morts ou vivants, l’Esprit Saint, diront certains.

Soyez sincères, reconnaissez vos fautes, vos erreurs, votre ignorance. Éclairez-vous ! Demandez-lui de l’aide.

— Que fais-tu à genoux, me demanda Aga surprise.

 Je prie, fis-je.

 Toi ? Athée comme un pauvre diable ?!

Je ne dirais pas que ma femme est un démon. Aristote a déjà dit et répété à qui voulait bien l’entendre que les femmes étaient des démons. Moi, je ne sais pas, Aristote avait sans doute ses raisons pour dire ça. Aga voyait en moi ce qu’il l’arrangeait : un vieil athéiste, paresseux et égoïste qu’il fallait mener à la baguette, mais moi, j’étais un général et je ne me laisserai pas faire ! « Je suis athéiste et je prie. Et alors ? » Elle haussa des épaules et déclara comme si ce fut le onzième commandement : « Tu n’oublieras pas d’arroser les buis ! »

Je ne suis pas sûr de ce qu’il faut en penser mais le fait est que lendemain, Aga avait trouvé un travail dans une entreprise de filature de lin. On a le droit d’être athée, mais même l’athéisme possède ses limites. Même dans l’athéisme, le zèle est pire que le fascisme.

 

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