ZOLST NISHT KHAREGEN

 Le soulèvement du ghetto de Varsovie

 

En avril 2003, Je m’étais rendu à l’ancien musée du Soulèvement du ghetto qui était alors situé dans la rue Długa à Varsovie. Mon père avait bien voulu m’accompagner jusqu’à l’entrée, mais comme il n’aimait pas les musées consacrés à la guerre, il avait préféré m’attendre dehors (ayant vécu lui-même la guerre d’Algérie, il ne comprenait que trop ce que pouvait signifier une telle exposition). Arrivé à l’étage, derrière une vitrine poussiéreuse, je contemplais les restes rouillés et fort endommagés de ce qui avait dû être un fusil.

En regardant cet objet, on pouvait se dire que les armes ne sont rien d’autre que ce qu’elles sont, des outils qui, laissés à eux-mêmes et sans intention préalable, constituent des objets que l’on peut entretenir, chérir, abandonner, négliger, maudire, avec lesquels on peut dialoguer ou collaborer, que l’on peut remercier, voire franchement louer. Dans un conflit, vous pouvez les emporter partout sans jamais les quitter, tel un maître jaloux, un protecteur, un geôlier ou un chien. Le rapport d’un soldat à son arme n’est jamais chose anodine. Il peut croire que son arme le protège, le garde en vie, ce que nombre d’instructeurs lui font croire et ce que son devoir de soldat semble exiger.

« Ne vous laissez jamais prendre votre arme ! »

En d’autres termes : « Luttez pour la Patrie jusqu’à la dernière goutte de votre sang ! » Au soldat, chaque ressort de son fusil lui est familier, il en reconnaîtrait la culasse au toucher, le canon en l’observant à la lumière d’une chandelle, car il passe en général un nombre incalculable d’heures à l’entretenir, à le nettoyer, à en éliminer toute trace de poudre à l’aide d’une huile graphite à l’odeur aigre. Ce faisant, il se l’approprie définitivement.

Pendant que des Allemands nettoyaient leurs armes avant l’inspection, le rabbin qui recousait un talith arrêta soudain son regard. Il posa son ouvrage sur la commode pour observer de très loin, c’est-à-dire de derrière le carreau poussiéreux qui le séparait de la scène, les gestes de l’un d’entre eux. Il regarda jouer les mécanismes fraîchement huilés du mauser et se demanda comment on pouvait protéger sa vie en supprimant la vie. Voyons ! se dit-il, la Vie est Une et Indivisible. Pourtant l’arme semblait sourire au soleil, d’un sourire neuf, de métal fraîchement fondu, coulé, ajusté avec soin. Alors le rabbin prononça quelque chose dans sa barbe, quelque chose de gentil.

« Qu’est-ce que tu marmonnes encore, s’exclama la femme, tu finis par penser à voix haute, tu deviens gâteux. »

Il détourna son visage de la fenêtre et regarda sa femme penchée sur la bassine au fond de la pièce.

Tout comme lui, elle semblait avoir vieilli plus vite ces derniers temps.

« Femme, tu dois avoir raison. »

Et les choses en restèrent là, tristes et crasseuses.

Beaucoup de temps passa.

En septembre 1941, cette carabine, un mauser 98, se retrouve entre les mains d’une jeune recrue, Herbert Von Tetlingen.

Jusqu’en 1943, l’arme n’est utilisée qu’à l’exercice.

Les longues patrouilles par les rues pavées font mal aux pieds. Le soleil brûle, le froid paralyse. La poussière se niche dans la bouche, le nez et les oreilles. Mais Herbert qui marche au milieu de cette troupe fringante est presque rassuré, ragaillardi par la cadence soutenue de la patrouille. En marchant au pas dans l’interminable rue Puławska, Herbert rêvasse. Il songe à son père venu ici comme lui vingt-six ans plus tôt, à sa mère et à sa sœur qui l’attendent au pays natal, aux jeunes femmes qu’il a, ou qu’il aurait pu rencontrer.

« Notre peuple n’est pas digne de ressentir la pitié à l’égard des vaincus. » La pitié serait-elle devenue un sentiment inférieur au mépris ? Au mépris de cette ville dont la beauté n’a tellement rien à envier aux plus jolies villes allemandes au point que les soldats en sont presque perplexes, la première fois, et que certains comme Herbert ne comprennent pas les discours servis par leurs supérieurs sur la supériorité de la race allemande. Faut-il étouffer la compassion à l’égard du vaincu, à l’égard des soi-disant ratés et des soi-disant mécréants ? Mécréants pour qui ? C’est ainsi que l’erreur naît, qu’elle se perpétue, pendant dix, trente, soixante-dix ans. À petites doses, la haine est insufflée dans les cerveaux, institutionnalisée au travers de réglementations monstrueuses qui rendent la vie des Juifs absolument impossible, puis finalement interdite, dans l’acception la plus exacte.

Le matin du 19 avril 1943, les Allemands commencèrent la troisième phase de déportation, la liquidation définitive du ghetto juif. L’opération ne devait durer que trois jours

 

De l’ombre, on tire sur Herbert, sur ses camarades. Herbert charge son arme, puis l’ajuste. Herbert vient à peine d’en formuler l’intention, il s’apprête à faire jouer la détente. Une balle le touche à la tempe. C’est ainsi que meurt Herbert Von Tetlingen, tué lors d’une embuscade de l’AK, l’armée des résistants polonais.

Une main maigre et énergique se saisit du fusil. L’ombre s’engouffre, essoufflée, sous un porche. Le fusil du soldat Von Tetlingen est rapidement confié à d’autres, examiné, jaugé par des visages hâves, à la sauvette, des hommes en bras de chemise qui décide d’en prendre soin, jetant un œil exténué dans la lumière du canon, chassant la poussière d’un souffle de cigarette.

L’arme traverse en cachette les murs du ghetto. Puis elle est confiée à un autre soldat, un soldat sans uniforme. Qu’elle soit de fabrication allemande ne rebutera personne. Une arme saisie à l’ennemi ne connait pas son camp, ne reconnaît ni l’adversaire, ni l’allié, obéit au doigt et à l’œil et tire… ou devrait tirer.

 

 

Moshe Barnstein, sans signe distinctif. C’est le fils d’une marchande qui vendait son poisson à Żelazna Brama. Les mauvaises langues disaient que son poisson n’était pas frais et qu’elle mettait de la peinture pour tromper la clientèle. Moshe a dix-sept ans, et comme les autres garçons et filles qui l’entourent, il est optimiste et enragé, prêt à défendre bec et ongles ce qui lui reste de vie et d’idéal, de terre promise, de chansons apprises à l’école. À quoi ressemble la vie d’un insurgé ? C’est un don du ciel que d’avoir seulement une minute pour dormir. C’est un don du ciel encore plus inouï celui d’avoir ne serait-ce qu’un quart d’un quignon de pain quand tant d’enfants sont déjà morts affamés. C’est un don inouï que de pouvoir encore se relever et courir, courir droit devant soi. Et c’est un don du ciel que d’avoir entre les mains une arme et de pouvoir tuer autant d’ennemis qu’on a de balles, fussent-ils innocents, désespérés, ou malades.

La vie d’un insurgé est semblable à un bout de papier chiffonné où, faute de place, vous ne pouvez plus inscrire le nom de tous ceux que vous aimiez. C’est une pierre qu’on a peine à soulever et à jeter à la figure de ceux qui vous ont condamné parce que vous êtes né soi-disant sémite et non aryen. Oui, parce que cette pierre, elle vous brûle les mains. Elle violente votre conscience. Comme cette carabine que Moshe emporte avec lui.

Au milieu du ghetto en flammes, Moshe manie la carabine, en fait jouer les mécanismes, glisse dans les ombres et se cache. L’arme est assez lourde, mais elle est précise. Il désire leur prouver, prouver au monde entier, ou se prouver à lui-même que c’est possible, que lui n’irait pas au sacrifice, qu’il y a autre chose que la frayeur des représailles, qu’il existe autre chose que le bête instinct de conservation qui pousse les hommes comme des chevaux affolés vers le vide. C’est pour Moshe une manière de sortir de ses gonds, de sa carcasse blessée, de lui-même, afin de redevenir homme. À cette fin, lui, Moshe Barnstein, doit sélectionner attentivement sa cible, décider qui pourra survivre ou non, là, juste à côté, au bout du canon.

 

Le matin du 30 avril 1943, journée froide et pluvieuse. Des insurgés juifs tentent d’organiser une embuscade pour saisir des munitions.

Moshe en fait partie. Il ajuste l’arme sur le soldat qui passe. Une explosion retentit, la carabine tombe, abandonnée sur le sol, intacte, arme orpheline au côté de Moshe dont le sang s’écoule dans la poussière, arme froide et sans morale.

 

L’arme reste ainsi longtemps, dissimulée par les décombres de l’ancienne usine d’électricité. Cette partie de la ville part peu à peu en fumée, se vide de sa population par l’hémorragie abominable et planifiée. Des quartiers entiers s’ouvrent comme des précipices, comme des bouches crevées où courent encore parfois quelques damnés croyant naïvement échapper au diable. Le canon de l’arme, légèrement oxydé, a pris une teinte sombre. La crosse elle-même se confond parmi les gravats, comme si de rien n’était. Un landau renversé et brisé la dissimule davantage et lui donnerait presque un air de jouet.

 

6 mai 1943

 

Jours de terreur, jours de malheur et d’agonie.

Des chuchotements à une fenêtre basse de ce qui fut une cave d’immeuble. Mais il n’y a plus d’immeubles. Il n’y a plus que des montagnes de gravats, des montagnes de briques, de charpentes, de meubles. Des montagnes qui brûlent des jours durant d’un feu alimentés par les lance-flammes de l’ennemi.

 

Aucun d’entre eux n’a eu la simple idée de partir. De ficher le camp. Une éclaireuse de treize ans est venue dire qu’il n’y avait plus d’issu. Au terme de toutes les batailles, le corps et l’esprit sont diminués. Si par malheur un homme est blessé, la peau, les organes et le corps tout entier n’arrivent plus à lutter contre les infections. S’il a faim et soif, les effets de la famine et du manque de sommeil commencent leurs ravages sur le corps et l’esprit. La situation semble sans espoir. Quelques-uns avant eux ont bien essayé de fuir, mais ils sont tombés foudroyés par les balles de tireurs postés de toutes parts. On a fait les comptes, il ne reste que cinq ou six cartouches par revolver. Dix pour un fusil. Chil, Welwr, Smilijka et Franz sont prêts à se donner la mort pour avoir la satisfaction posthume de n’être pas tombés vivants entre « leurs mains ». Gaillard solide et généreux, Isaac, a bien du mal à se prendre pour un héros. Isaac voit les choses de façon plus pragmatique. Isaac veut être utile à quelqu’un. Et pour être utile à quelqu’un, il lui faut continuer à vivre. Isaac, il ne laisserait personne lui voler son plus grand bonheur, son Amour de la Vie.

Et si on l’envoyait, lui, dans une prison, ou dans un camp, Isaac est sûr que sa vie aurait encore quelque utilité. Il ne comprend pas qu’être pris vivant peut signifier une honte qui mérite la mort. Comment il a survécu ne tient pour l’instant que du miracle. Et chaque seconde supplémentaire qui lui sera donnée à vivre, il la recevra et l’acceptera avec une gratitude sans fin envers la Vie, le Destin, envers Lui qui est si Grand, Lui qui sait tout, et Lui qui sait combien les blessures font mal et sont profondes.

 

Bien sûr, il a déjà tué, pour se défendre, pour repousser l’ennemi, pour couvrir une fuite ou une attaque. Il le fait avec la pleine conscience de son devoir, comme l’ultime nécessité, comme la seule réponse imaginable à la brutalité aveugle et à la haine organisée, systématisée du monstre multiforme qu’est l’armée ennemie, avec son hideuse idéologie.

De tout ce peuple juif, autrefois bruyant et bigarré, combien survivront ? La mémoire survivra-t-elle ? Et les psalmodies des écoliers de la Tora, les entendra-t-il encore un jour ?

À l’aube, le ghetto est anéanti, un immense incendie d’où se lève encore parfois la plainte des mourants.

 

Les plaintes se font de plus en plus rares. De quel droit, à quel titre, lui, Isaac, est-il en vie ?

Son regard est attiré par un reflet.

Le matin du neuf mai, là, entre les ruines, un mauser. Il ramasse l’arme, à tout hasard, en vérifie le fonctionnement. Il est surpris parce que le fusil semble n’avoir jamais servi. Depuis combien de temps était-il là, à attendre ? À peine rouillé. Pourrait-il encore tirer ? Il y a une balle dans la culasse. Cela redonne du courage à Isaac. Si elle fonctionne, l’arme servira à couvrir leur fuite. Il passe le reste de la soirée à la nettoyer avec des restes de chiffes, un fond de graisse.

 

 

 

 

10 mai 1943

 

« Jacek, Jacek ! » chuchote Isaac. Jacek ouvre les yeux. L’aube.

Un bandage de l’avant-veille lui entoure la main. Au réveil, cela devient extrêmement douloureux. L’endroit où ils se sont cachés n’offre plus rien, ni eau, ni refuge. Au-delà du cadre encore sombre du soupirail, des yeux malveillants surveillent, guettent leurs respirations. On ne pourrait survivre ici que quelques heures tout au plus. La soif a commencé à dessécher les corps et les voix.

 

« Il faut partir.

– Il est où cet égout ? »

Isaac suit l’ombre de son ami dans un labyrinthe de puanteurs. Puisse-t-il seulement exister une sortie. « N’aie pas d’inquiétude, Isaac ! Tu es un poète. Le poète doit toujours ressortir vivant pour faire son récit. » Deux maigres silhouettes glissent doucement, comme pour un dernier voyage dans l’obscurité totale, dans le silence total, dans l’incertitude totale de cette sépulture d’où tant d’autres ne sont jamais ressortis.

 

Peut-être qu’en ces circonstances difficiles Isaac avait perdu la tête. Peut-être avait-il pressenti que l’arme ne servirait pas ? Le fusil mauser était resté au bord de la bouche d’égout ; l’avait-il simplement oublié ?

Isaac et Jacek survécurent à la guerre, ainsi qu’aux purifications staliniennes.

Le ghetto fut totalement rasé et incendié, la crosse en noyer du Mauser finit par moisir. Peu à peu, abîmés et oxydés par les pluies et les neiges, ses mécanismes s’enrayèrent définitivement.

 

Ce morceau de carabine est tout simplement exposé derrière la vitrine crasseuse du musée de la rue Długa à Varsovie. Et si ce n’était le panneau d’information, l’arme serait méconnaissable. Des inscriptions étranges ont été gravées sur le reste du canon, nul ne sait quand ni par qui : « zolst nisht kharegen » N’en comprenant pas le sens, je demande à un visiteur à côté de moi. Sa barbe et ses nattes lui donnent un air de Rabbin. En lisant ces inscriptions, le vieil homme tressaillit. Derrière de grosses lunettes, ses yeux se sont embués. Il hausse des épaules.

« C’est écrit en Yiddish, fait-il d’une voix tremblante.

– Et qu’est-ce que ça veut dire ? demande un autre, curieux.

– Tu ne tueras pas ! »

 

P.Y. Bossman, Varsovie, 30 avril 2003