Je me souviens de ces jours de décembre. Noël s’approchait et il faisait triste et gris. Le froid commençait à pénétrer notre quotidien et les beaux jours semblaient déjà loin derrière nous.
Stat’, chien vif, courageux, à l’aboiement fort et impérieux, tel un diable attaché à un ressort au fond d’une boîte, disparut un beau matin de notre vie, aussi vite qu’il y était apparu. Aurait-il vécu plus longtemps si nous ne l’avions pas sorti de son buisson, aux abords de la station-service ? Nous n’avions réussi à lui donner que quelques mois de notre vie. Pauvre chien, pauvre diable.
Je me souviens encore comment il se tenait là au bord de la route. Le ronflement du camion, il l’avait repéré bien avant moi, bougre de chien. Il me surveillait déjà du coin de l’œil près à me fuir pour ne pas se laisser rattraper. Lorsque je finis par percevoir le bruit du camion, un mauvais pressentiment m’envahit. Lui s’était déjà levé, poursuivait déjà l’énorme proie de fumée et d’acier.
Non Stat’, n’y va pas ! Reste ici ! Au pied Stat !
Le chien voulut poursuivre un gros camion, mais ne vit pas la voiture qui venait en sens inverse et qui lui fracassa la tête. En geignant, l’animal alla s’allonger dans le fossé, pour souffrir à l’écart de la route. Le type cracha par terre et jura à cause du pare-chocs cassé, appela la police. Moi, je ne voyais que Stat qui souffrait. Je décidai de l’emmener immédiatement chez le vétérinaire. Je le pris dans les bras pour l’installer dans le coffre de la voiture. Il eut très mal, se débattit et gémit de douleur lorsque je l’y déposai. Ce n’est pas une mince affaire de porter un animal mourant dans les bras.
Le
vétérinaire constata qu’il avait perdu conscience. Il lui fit encore une piqûre
d’adrénaline, mais on voyait bien que Stat s’envolait, qu’il s’envolait comme une
fumée. Stat mourut dans le coffre de la voiture.
Difficile de voir un ami mourir !
Lorsque Stat’ fut mis en terre, tout le monde pleurait. Je plaçai sur sa tombe
une grosse pierre et fumai une dernière cigarette en son honneur. Dans les
jours qui suivirent, mon beau père qui était un peu son parrain et moi tombâmes
malade. Sale bête ! Je n’avais pas imaginé combien on tenait à toi, ni combien
tu me manquerais. J’aurais voulu faire avec toi encore de nombreuses promenades
aux étoiles, te laisser courir à ton plaisir derrière de pauvres biches
affolées et qui, de toute façon, auraient couru bien plus vite que toi. Sache
que je te souhaite cependant d’aller renaître au pays des chasseurs éternels,
là où le gibier abonde, où la meute des tiens t’offrira amour et réconfort.
Quelques semaines plus tard, en venant inspecter la tombe de mon chien, je constatai que la grosse pierre avait bougé. Elle découvrait maintenant un trou béant. Mon souhait s’était-il réalisé ? Stat’ avait-il ressuscité ?
Pour ne pas nous laisser sombrer dans le marasme, mon beau-père décida de nous avancer l’argent pour que nous puissions nous équiper d’ordinateurs portables. Un pour moi, un pour Aga. Désormais, nous ne serions plus dépendants des ordinateurs des bibliothèques de la ville. Il suffirait de trouver un point de connexion et nous pourrions communiquer avec le monde, trouver du travail, des clients, faire des affaires. Une idée géniale nous traversa l’esprit : nous allions faire de la traduction. Je ne sais pas pourquoi nous n’y avions pas pensé plus tôt. Mon niveau de polonais était-il suffisant ?
Une proposition arriva, puis une autre. Grâce à l’ordinateur, l’internet sans fil et la bibliothèque où nous nous rendions tous les jours, nous fûmes en liaison avec le grand monde et pûmes attraper çà et là des petits ruisseaux qui feraient les grandes rivières. Pourtant, nous continuâmes à souffrir encore de la récession qui touchait la grande maison froide où nous habitions, maison têtue, maison ensorcelée.
Ce midi-là, j’avais deux pièces bien symboliques trouvées le matin au fond d’une vieille tirelire avec lesquelles nous devions nous nourrir. C’était là, à cet instant, toute notre fortune. Nous n’étions peut-être pas si malheureux. Nous étions en bonne santé. Notre fils allait tous les jours à l’école.
Je ressortis du magasin tout content d’avoir pu me procurer un demi-pain et un bout de fromage qui ferait notre repas de midi. Après cela, je donnai une leçon de français qui nous permit de racheter un peu d’essence pour rentrer. Si mon élève avait annulé notre rendez-vous, je me demande encore aujourd’hui comment nous aurions fait pour franchir les trente kilomètres qui nous séparaient de chez nous. Dans ces circonstances, je m’efforçai d’être plus souriant et de faire bonne mine au mauvais sort, de sourire à tout vent comme un idiot. Depuis, je n’ai plus cessé de le faire.
<Vert Naufrage 27 Vert Naufrage 29>
