Journal 28.12.24

 


28 décembre 2024

Comme presque tous les jours, j’accompagne Beniou le chat à sa partie de chasse. Lorsqu’on s’est suffisamment éloignés de la route, je lui enlève sa laisse et c’est lui qui décide de l’itinéraire. Depuis l’aube, Beniou était très agité. Il voulait sortir, utilisait toutes sortes de stratagèmes pour m’attirer dehors, jusqu’au moment où il s’est planté devant moi en me regardant dans les yeux.

   Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ? demande-t-il. C’est l’hiver et les journées sont courtes. J’aimerais bien profiter du jour pour chasser, moi !

   D’accord Beniou, mais vois-tu, je dois d’abord terminer cette foutue traduction, sinon, comment vais-je pouvoir t’acheter tes croquettes ? Après, c’est promis, on ira chasser !

Beniou comprend et prend son mal en patience, car après ma traduction, je dois encore prendre une douche et manger un morceau. Au moment de sortir, c’est tout juste si le chat ne va pas faire sa sieste, mais lorsque j'enfile mon manteau, il se précipite vers la porte.

Lorsque nous sortons dans la lumière terne de l’hiver, la campagne et les bois s’étendent à perte de vue. Quoi de plus agréable ! Enfin, nous voilà au grand air ! Parfois, tout semble lumineux, comme si le soleil allait percer, mais le ciel reste gris. Un vent doux fait bruisser les herbes jaunies de la grande prairie et les feuilles mortes du chêne. En avançant lentement, nous descendons au ruisseau avant d’en remonter le cours vers le bois. Beniou explore tous les trous de mulot qu’il rencontre… et reste parfois immobile de longues minutes pour les surveiller. Un véritable inventaire auquel il se livre avec passion. Nous marchons sous les grands aulnes tout le long du cours d’eau. Les bords sont tapis de feuilles noires et de hautes herbes desséchées. Un peu plus haut, le ruisseau sort d’un gros tunnel encadré de vieux arbres. Les castors y avaient aménagé un barrage, il y a quelques années, mais les services des eaux se sont dépêchés de tout détruire. L’eau qui sort du tunnel a formé une mare profonde, l’eau s’en écoule et poursuit son chemin jusque sous notre maison, il traverse ensuite la route, plonge dans un autre bois avant de se jeter dans une sorte de lac à un kilomètre d’ici. Le chat et moi contournons avec précaution cette grosse mare encaissée parce que les bords sont boueux et pentus. Vue d’un peu plus haut, elle ressemble à une source miraculeuse entourée d’arbres séculaires. 

Dans le bois, le chat fait un immense bond. Il s’est jeté sur quelque chose de minuscule, quelque chose de vivant et qui couine. Je n’aime pas tellement ces scènes de chasse, alors je m’éloigne. Avec un effort, je pourrais sauver l’animal, mais ce serait de la triche. Le chat se déplace avec le mulot dans le museau et me suis. Il cherche un endroit approprié pour le manger. Un endroit assez dégagé pour ne pas le perdre de vue. Il le laisse s’échapper, comme à dessein. Le mulot croit s’en être tiré. Le chat le rattrape, le jette en l’air et fait des bonds invraisemblables. Lorsque la proie est trop fatiguée pour lutter, il commence à la croquer plus vaillamment. Une fois mort, il la dévore en commençant par la tête. Trois bouchées, et c’est fini.

   Pourquoi tant de cruauté ?

   Ce n’est pas de la cruauté. La cruauté est un concept inventé par les hommes.

   Pourtant, tu joues avec le pauvre animal, comme pour le faire souffrir.

   Il ne s’agit pas de ça, répond Beniou. Je fais comme ça pour le « cuisiner ».

   Ah ! Ah ! Tout s’explique.

   Vous autres, humains, vous voulez tout catégoriser en bien et en mal. Nous, les chats, nous chassons, nous cuisinons et nous mangeons. C’est aussi simple que cela.

Le petit bois où nous sommes est très encaissé, mais le ruisseau le traverse par un drainage souterrain. De place en place, des puits moussus dont le couvercle en béton est tombé laissent s’élever le murmure de l’eau qui coule. On songe aux légendes médiévales où le héros vient consulter un puits magique. Ses questions sont brûlantes. « M’aime-t-elle ? Vais-je mourir lors de cette épreuve ou serai-je victorieux ? » Le chat se garde de sauter sur le bord, il se tient debout sur ses deux pattes arrière et jette un œil pour vérifier que le bord est assez large pour s’y hisser, mais renonce. « Pas envie de tomber là-dedans ! — Tu n’as pas tort, on peut voir s’écouler le ruisseau, trois mètres plus bas. Regarde ! » dis-je en le prenant dans les bras. Beniou est si effrayé qu’il m’échappe et s’éloigne.

A présent, il poursuit des oiseaux. Je l’ai perdu de vue au moment où il s’est enfoncé dans un immense taillis d’aubépines. Ce taillis est une sorte de palais, dont on devine les arrière-cours tapissées de mousses et couronnées de vieux troncs, des lieux secrets, inaccessibles à moins de ramper ou de diminuer de taille. Si je ne retrouve pas le chat, ce n’est pas bien grave, il saura rentrer tout seul. Avec le chat Beniou, ces aventures minuscules m’obligent à revoir l’échelle de mon regard. J’y ressens parfois un émerveillement enfantin, parfois une sorte de frayeur. A quelques pas de chez moi, le dépaysement est total, parce que, sans le chat, je ne chercherais pas à ramper sous les épines, je ne ferais pas cet effort qui m’offre à chaque pas de nouveaux paysages. Là, tout en bas, on aperçoit parfaitement cette mare au pied du tunnel. Maintenant, elle paraît beaucoup plus petite, un berceau de lumière lové au cœur des grands arbres. Là-bas, le ruisseau sort du bois, serpente au milieu des champs avant de se perdre au loin. On devine la maison, masure devenue minuscule au milieu des grands sapins. Il y a comme un frémissement, puis la lumière qui diminue, et cette sorte d’apaisement que l’on ne rencontre qu’en hiver, lorsque les oiseaux ne chantent plus et que les bêtes se cachent.

Bientôt, par des voies détournées, le chat ira tête baissée à travers la prairie, me montrera le chemin du retour. Une fois à la maison, il se plantera devant la porte du placard blanc, attendant qu’on lui verse sa récompense en croquettes sonnantes et trébuchantes.