8 août 2024
La fin de l’histoire
(avec un h bien minuscule)
Il m’est venu l’idée d’un titre de livre. A priori banal. C’est souvent
comme cela que j’espère écrire. J’imagine le titre d’un livre, puis je
m’efforce d’imaginer tout ce qui pourrait se cacher derrière ce titre. Lorsque
j’étais collégien, puis lycéen, je commençais volontiers les livres dont on
nous imposait la lecture par la fin. Seulement après, je lisais quelques
chapitres du milieu et du début, histoire de pouvoir en faire un résumé. Évidemment, l’intrigue s’en trouve totalement démystifiée, mais cela correspond
tout à fait à l’étape où je me trouve en ce moment dans ma vie. Je ne suis
peut-être pas si vieux que ça, j’ai cinquante-six ans et je ne vais pas
calancher demain matin. En revanche, j’ai décidé de ne plus écrire. Ce qui est
paradoxal lorsque vous venez d’imaginer le titre d’un livre que vous désirez
écrire. J’ai bien tenté d’écrire des fictions, j’ai tenu un journal qui n’était
presque pas une fiction. Mais pourquoi devrais-je intéresser un public de
lecteur à mes tristes productions ? Je ne suis pas vraiment intéressant,
pas le genre de personne à sortir des anecdotes croustillantes au fil des
conversations, parce que j’ai les plus grandes difficultés à me souvenir
d’anecdotes. Y compris celle de ma propre vie.
Alors pourquoi écrirais-je ? Oui, parce que je brûle d’une forme
d’ambition absurde qui ne veut pas me quitter. Alors voilà ! Cette
ambition, j’ai décidé de la jeter par la fenêtre, car elle semble empêcher mon
bonheur, elle m’empêche de m’accomplir. Mais qu’est-ce que cela veut dire,
s’accomplir ? Ce que j’ai à l’esprit consisterait plutôt à dépasser ses
illusions, à voir le réel. Tel qu’il est, c’est un pléonasme. Un pléonasme
pourtant peu évident. Voir le réel. Définitivement. A crever les mensonges et
les illusions qui m’empêcheraient d’agir (ou d’écrire) de manière juste,
automatique, spontanée, (universelle ?).
Ai-je donc pour cela besoin d’un lecteur ? D’un public ?
Certainement non. Mais je crois que j’ai besoin d’un témoin. Et ce témoin,
c’est ce petit cahier (j’écris à présent au stylo dans un cahier). Précisément
ce cahier.
Ce cahier se nomme donc « La fin de l’histoire (avec un h bien
minuscule) ». Parce que cela commence par la fin ? Plutôt parce qu’il
s’agit de désillusion, de démystification par rapport à un schéma qui nous
hante et qui nous empêche, nous, humains, de vivre et d’atteindre la plénitude
de notre vivant.
Lorsque vous acceptez finalement que vous ne pouvez pas tout voir, ni tout
comprendre, vous vous rendez alors compte que vous vous trouvez au milieu d’un
immense tourbillon qui n’a ni cause, ni résolution. Vous acceptez de vivre au
centre de cette forme d’ignorance magnifique, où les choses et les phénomènes,
y compris vous-même, apparaissent et disparaissent sans que vous ne puissiez
rien dire. Ce tourbillon ne possède pas de finitude. Personne ne se marie à la
fin, à la fin, ils n’eurent pas beaucoup d’enfants et ne vécurent pas forcément
heureux, surtout à la perspective qu’ils devraient un jour tomber malade,
vieillir et mourir. A la fin, ils ne firent pas une grande carrière dans le
Show-biz, ni dans la littérature. Et peut-être que tous leurs amis leur
tournèrent le dos, qu’eux-mêmes se séparèrent, de sorte qu’à la fin, ils
vécurent dans la plus haute solitude, dans l’isolement et l’oubli, lorsqu’ils
ne furent plus là pour qui que ce fût, et encore moins pour eux-mêmes. Oui, à
beaucoup, cette perspective semblera déprimante à l’extrême. Il n’y a pourtant rien
de plus libérateur. N’étant strictement personne, je n’ai plus cette injonction
d’auto-accomplissement. Y compris à mes propres yeux. Totalement libre de
pouvoir n’être personne, de pouvoir accepter cette sorte de néant d’où je suis
issu, un néant qui n’est ni ombre ni lumière, un néant auquel je n’ai aucune
obligation d’attribuer quelque qualité que ce soit et sur lequel je n’aurai, quoi
qu’il arrive aucune maîtrise ou si peu.
Connaissez-vous des êtres qui maîtriseraient leur existence de manière
satisfaisante ? Moi pas. L’existence ou la vie est une sorte d’accident
permanent sinon ce ne serait pas la vie.
Si certains prétendent le faire, ne les croyez pas, ce sont des fous
furieux.
L’intérêt de commencer un livre par le dernier chapitre, c’est de
comprendre que l’histoire racontée n’avait pas tellement d’intérêt. L’intérêt de
la lecture d’un roman résiderait plutôt dans le mystère de ne pas pouvoir
deviner la fin, ou de faire semblant de ne pas pouvoir la deviner. Lire, c’est
adhérer aux faux-semblants. Le plaisir est dans l’ignorance de la médiocrité
de l’histoire, dans la dynamique d’avoir une fois de plus échappé à un
quelconque danger, dans la satisfaction de voir un semblant de justice enfin
rendu ou une stupide vengeance assénée, la satisfaction de savoir que les
méchants le sont vraiment et que les gentils sont vos amis (ce qui fait l’économie
de réfléchir sur le caléidoscope interminable du destin des uns et des autres).
Le plaisir de vivre peut-il être le plaisir d’une histoire sans fin, qui
nous semblerait sans fin ? Cependant, pour qu’elle soit sans fin, le
scénariste doit sans cesse lui ajouter des péripéties, des obstacles, des
ennemis, car quoi de plus mortellement ennuyeux pour un lecteur qu’une
situation sécurisée et douillette.
Toute l’humanité vit dans ce paradoxe, cette sorte de dichotomie. Vous
désirez qu’il se passe quelque chose. En même temps, vous souhaitez qu’il ne se
passe rien. Nous désirons et la croissance et la stabilité de nos conditions de
vie, sans comprendre qu’il s’agit de deux phénomènes incompatibles, le beurre
et l’argent du beurre. Pour beaucoup, il faut vivre dangereusement, à condition
que les conséquences d’un tel danger soient portées par les autres. La sobriété
emmerde.
Beaucoup de lecteurs sont pourtant bien conscients que la vie n’est
nullement un roman, que la différence est colossale. Les fictions ont un début
et une fin définis. La vraie vie commence n’importe où, presque au hasard, et
nul ne connaît l’heure et le lieu de sa propre fin. Dans la vie, impossible de
commencer la lecture par le dernier chapitre.
Nos vies sont des récits griffonnés par un scénariste ivre et lunatique.
Généralement, rien de très brillant. Et même si certains destins sont repris
par le cinéma, la réalité est souvent moins trépidante que la fiction.
Alors ? Si l’on abandonne la recherche d’une trame, d’un fil, d’un récit
où le héros monterait sur la haute marche du podium pour finir le reste de sa
vie dans l’alcoolisme, que nous reste-t-il ? Avoir atteint le dernier
chapitre tandis que votre vie ne semble jamais idéalement accomplie ? Quelle
tragédie !
Lorsqu’ils auront pris conscience de la petitesse de nos existences, les
jeunes ne poursuivront plus d’études, sinon par curiosité et non pour faire
carrière. Les entrepreneurs ne prendront plus le risque de créer des startups,
ou ne le feront que par pur hobby, les sportifs ne pratiqueront plus leur
discipline que pour se maintenir en bonne santé, les gouvernements renonceront
au pouvoir et le céderont aux indigents, les poètes n’écriront plus que dans
l’air ou sur le sable, et nous redeviendrons cette humanité clocharde et nomade
que nous aurions toujours dû rester. Renonçant à notre sécurité, nous ne serons
plus en danger. Renonçant à une conclusion heureuse, nous ouvrirons enfin les
yeux sur notre infini bonheur. Renonçant au récit, nous connaîtrons
l’accomplissement permanent. Accomplissement sera la mort et accomplissement
sera la naissance. Accomplissement sera la maladie et la souffrance autant que
le bien-être. J’écris au futur, pourtant, je n’en sais au fond absolument rien.
Peut-être l’humanité va-t-elle s’éteindre ? L’humanité s’éteint d’ailleurs
chaque année, tous les jours. Des univers entiers disparaissent tous les jours,
engloutis par l’illusion du temps. Tous les jours, des êtres meurent, et la fin
de chaque être est la fin d’un univers tout entier. Un être, un univers, quelle
différence ?
J’écris au futur. Pourtant je ne connais pas la fin. L’univers n’est pas un
livre, il est tous les livres, lus tous en même temps et à toutes les pages, du
premier chapitre vers le dernier et vice-et-versa. A chaque instant, des
trilliards de scenarii se développent simultanément, se croisent, se fracassent
(car les univers sont violents, la violence n’est pas une invention de l’homme.
La violence de l’univers se transmet de cause à effet. La violence est très
bien capable de produire autant la vie que la mort).
Comme les livres, l’espèce humaine a un début et une fin. Que signifie pour
moi, pour vous lecteur, être témoin de l’existence de la vie sur Terre, de
l’espèce humaine ? Lorsque nous pensons à l’espèce humaine, nous disons
« nous ». Nous sommes enclins à dire « nous ». Nous nous
identifions même volontiers à ces peuples de chasseurs-cueilleurs très
lointains, si lointains que nous sommes à mille lieux de pouvoir imaginer leurs
mœurs. Alors que nous sommes moins enclins à dire « nous » en
incluant nos propres voisins, pour peu qu’ils aient un mode de vie un peu
différent du nôtre, un salaire plus petit ou plus grand, des vêtements
différents. Paradoxe de nos identifications ! En fait, nous lisons des
récits pour nous identifier à des personnages, à des archétypes, ce qui est une
manière commode de vivre par procuration des évènements extraordinaires. Ce
besoin de vivre l’extraordinaire, pour échapper à l’ennui du réel. Encore une
fois. ? Le temps est-il trop long ? Nos vies trop longues ? Il
faut de l’entertainment. « Qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas
quoi faire ? » répète à l’ennui Marianne, dans Pierrot le fou, tandis
que Ferdinand écrit. Godard avait parfaitement compris le caractère
inconciliable de la vie et de la fiction. Nous nous plongeons dans un ailleurs
vibrant parce que l’absence d’aspérités et d’accidents de nos intérieurs
aseptisés a tué toute vie. Pas de rochers, pas de sable, ni de plante, ni de
vent et surtout pas de mouvements. Dans nos villes sécurisées, il nous faut
remplacer la contemplation de la nature par des distractions, des visages, des
dialogues (ce qui est tout-à-fait légitime) qui créeront une forme de vie, ou
bien son illusion. Grâce à la technologie, nous pouvons même revenir en
arrière, rejouer la scène mille fois. Alors oui, c’est important de lire et de
visionner des films, de se raconter des histoires pour, à minima, cultiver des
capacités de langage et de jugement, tout en étanchant une certaine soif de
mouvement et de changement. Nous souhaitons un environnement dynamique, mais stable !
Stabilité et dynamisme, les deux mamelles du vivre. Pour que ces deux
caractéristiques puissent cohabiter, il faut donc des cycles.
Savoir que nous appartenons ou participons à des cycles rassure, offre des
repères. Je crois que ce besoin est directement produit par nos conditions
terrestres. Les livres aussi constituent des sortes de repères. Bien qu’ils
soient tous différents, les livres de fiction nous racontent tous la même
chose. Ils sont des cycles par essence, des répétitions qui nous permettent de
savoir qu’en les lisant, c’est toujours la même histoire, que nous sommes toujours
chez nous.
En l’absence de repère, nous ne nous sentirions plus capables de connaître
notre environnement, et par jeu de miroir, de nous connaître nous-mêmes. Ce qui
serait particulièrement angoissant. Ne pas savoir qui nous sommes ! Il
nous est indispensable d’avoir des histoires, et d’avoir une Histoire pour nous
fonder, nous construire. Car dans l’inconscient, rien n’est oublié. Si l’histoire
échappe à la conscience, c’est un chaos indescriptible pour la psyché. Des
maladies psychiques apparaissent.
Pourtant, et là, il me manque les mots pour conclure. Il est certes intéressant
et même indispensable de déconstruire, de démystifier, de lire les chapitres
dans le mauvais ordre, de comprendre à quel point la vie n’est pas les livres, mais
aussi à quel point la vie n’est rien sans les livres.
Pour ne pas s’enfermer dans la finitude réductrice du roman et devenir
enfin adulte. Pour ne pas s’enfermer dans le vide réducteur de la vie et rester
humain. Sortir de la lumière du conte pour s’aventurer dans l’épaisse forêt du
réel. Et par cela retourner à l’essence du conte. J’ai l’impression que les
contes ont été édulcorés par l’industrie. A la base, ils n’ont jamais eu rien
de rassurant. Le conte primitif est un aléa de sentiers destinés à perdre l’auditeur
dans l’infini absurde de l’existence. La vérité est, qu’à l’ère de
l’électricité, nous avons perdu nos capacités à naviguer dans l’obscurité, à
accepter tout simplement que l’on ne pouvait pas voir. Dans une obscurité qui
contiendrait simultanément tous les possibles, les dangers comme les
révélations. Nous nous entêtons à voir le réel, comme on chercherait à décrypter
un vieux mur où les accidents suggèrent des visages et des figures. Des figures
simplistes des tableurs et des calculatrices ont fini par hanter nos destinées
à la manière d’une injonction de sens, alors que ce vieux mur ne porte en lui
aucun message bien défini.
Et si nous contemplions le vieux mur de nos existences ; plutôt qu’à vouloir
le déchiffrer à tout prix ?
Mon chat, allongé au milieu des fleurs sauvages. Son bonheur ?
Difficile à évaluer. Un vent agite les herbes hautes, sans distinction.