Vert Naufrage 29 -- La biche

 Ô neige immaculée, toi qui réjouis le cœur des enfants qui ne sont alors plus obligés d’aller à l’école, nous louons ta blancheur. Pardonne-nous de pester après toi lorsque les circonstances nous obligent à lutter, de briser ta beauté à coups de pelle, de sel et de chasse-neige. Avec le froid de canard qui régnait, les animaux sauvages eux-mêmes semblaient souffrir. Un dimanche matin, une jeune biche passa en boitant devant la fenêtre de la cuisine, et alla disparaître dans l’appentis. Nous la trouvâmes allongée dans les copeaux de bois, devenue invisible à force de se cacher, affaiblie, comme attendant la mort. Elle ne réagit pas en nous voyant, mais tremblait (Était-ce notre présence ou la maladie ?). Aga, pour la sauver, se mit immédiatement à remuer ciel et terre. Les routes étant impraticables, personne ne voulut transporter l’animal malade vers un refuge. Aga fabriqua donc une mixture à base de lait et de miel. Affaiblie, la biche l’avala avec difficulté, puis s’endormit.

Le lendemain, elle avait repris un peu de force et leva même la tête. Comme pour se lier contre nous, les météorologues annoncèrent une nuit encore plus froide. J’avais du mal à imaginer (ou plutôt à comprendre) qu’une bête malade pouvait survivre à moins vingt-cinq. Alors je pris la biche dans les bras.

Prendre un animal blessé dans les bras, contre son gré, soit qu’il ait trop mal, soit qu’il ait trop peur. Non, ça n’est ni romantique, ni agréable. C’est même plutôt un peu bête. Nous voulons sauver, aider, saisir, rien à faire. Je la pris dans les bras et la trouvai trop légère, la déposai dans le hall d’entrée de la maison.

Entre temps, Aga prit contact avec l’administration des forêts, laquelle promit d’envoyer quelqu’un pour la conduire à un refuge pour bêtes sauvages. Dès lors, peut-être mue par un instinct sourd, la biche s’abandonna à la mort.

Le lendemain, la biche était étendue dans l’entrée. Triste, je pris l’animal et l’abandonnai assez loin de la maison à mère nature qui, mieux que nous, saurait se charger du corps de l’animal.

Quelques heures plus tard, un chasseur du village voisin frappa à la porte.

Je viens pour la biche !

J’ouvris de grands yeux. Je connaissais cet homme par le fait qu’il chassait. J’eus du mal à comprendre comment un chasseur, c’est-à-dire un homme qui s’intéresse aux animaux surtout pour leur viande, aurait pu sauver cet animal.

— Comment avez-vous su qu’il y avait une biche chez nous fis-je sans cacher mon étonnement.

— L’association de chasse m’a appelé.

— Ah bon ! Mais la biche est morte !

  Bon ! Tant pis ! fit-il en haussant des épaules.

Il s’en retourna un peu bougon d’avoir fait le déplacement pour rien. Cette histoire d’association de chasse n’aurait pas dû nous étonner. Dans les jours qui suivirent, la neige recouvrit le corps de l’animal. De gros oiseaux noirs allaient et venaient dans le ciel, et très vite, toute trace avait disparu.

Nous ne mangions pas tellement de viande. Mais ce jour-là, Aga et moi renonçâmes à en manger définitivement. Nous continuerions de proposer à Gasper un régime carné. Sans doute, notre biche ne serait pas morte pour des prunes. Nous avions donné à cet évènement un caractère symbolique. Les hommes élèvent des animaux dans des conditions inacceptables. Peut-être, un jour comprendrons-nous qu’il est temps de vivre en paix avec nos frères les bêtes. La neige continua à tomber, à s’accumuler, faisant un peu plus, chaque jour, le siège de notre habitation, le siège des buissons, des chemins et même des routes qui commençaient à prendre un aspect lunaire. Bon sang ! Comment fut-il possible qu’il neigea autant ?

 

 Lorsque nous allions au travail, il fallait se hâter. Le temps de faire du feu avant le petit déjeuner. Un feu qui réchauffe à peine. Tous les soirs, j’étais occupé à ramener du bois et faire une flambée un peu plus grosse que le matin, Aga à préparer la soupe. Ces soirées sinistres n’avaient vraiment rien de douillet. Une fois le repas terminé, on se glissait sous la couette. Si nous avions eu une vieille grand-mère pour alimenter le feu, cela nous aurait bien aidé à maintenir la chaleur entre les murs. Nous l’aurions nourri et soigné gratis. Elle aurait fait la soupe. Il aurait fait bon. Elle aurait peut-être même eu le temps de remonter le réveil chinois …

 

Aussi, les hivers étaient longs. De plus en plus longs. Les histoires de réchauffement climatique avaient cessé de m’inquiéter.

 

La nuit, je rêvais qu’on frappait à la porte. Mais de quel côté du rêve ?

 

Cet hiver-là, la neige tomba tellement qu’elle forma une couche épaisse sur le toit. Celui-ci ne ressemblait plus qu’à une immense congère. Malgré ses sept mètres de haut, la maison était un igloo. Les deux cheminées dépassaient tout juste de l’épais manteau. On ne les devinait que grâce au mince filet de fumée qui en sortait.

 

Pas d’argent pour changer l’huile de la voiture. Ni pour réparer au besoin. Si nous étions tombés en panne, cela aurait fait une fin idéale pour ce mauvais film. Les personnes qui n’ont jamais été dans le besoin, comment pourraient-elles comprendre ! Si vous êtes pauvre, c’est bien entendu de votre faute. Aussi tâchez de ne rien en montrer ! Il y avait un trou dans ma veste. Un trou également dans les chaussures d’Aga. Les habitants du voisinage ? Peut-être un peu plus pauvre, mais sûrement mieux organisés (devant chaque maison, dès le printemps, les habitants de la région ne perdent pas de temps et rassemblent de grands tas de bois pour la prochaine saison froide). Pourtant, mon petit doigt me dit que ni eux ni moi n’aurions échangé notre place au prix d’un appartement douillet en ville. 

 

Le temps finit par se radoucir. Toute la neige avait fondu. Celle qui glissa du toit emporta la gouttière en passant. Ce n’était pas grave, la gouttière attendrait bien les années. Nous profitâmes du redoux pour sortir dans notre jardin.  Le pare-chocs de la voiture, et la gouttière de la maison.

L’harmonie des pauvres gens !

 

 

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